Forfaiture (The cheat, Cecil B. De Mille, 1915)

Un des films les plus célèbres de l’histoire du cinéma qui frappe encore par la maîtrise, l’aboutissement de sa mise en scène. La narration est exemplaire, tout est raconté par les images, très peu de cartons viennent altérer la fluidité du film. Selon certains historiens du cinéma, c’est la première fois que les éclairages sont stylisés en fonction de la dramaturgie, ajoutant une teneur mystérieuse à un récit simple mais brassant toutes sortes de fantasmes: exotisme oriental, domination, sadisme, manipulation féminine…Nulle visée idéologique dans ce film utilisant toutes sortes d’archétypes négatifs, de l’Asiatique sadique à la femme sournoise, mais l’exploitation sans vergogne de figures qui hantent l’imaginaire collectif pour montrer les différentes perversions de l’âme humaine. Ajoutons pour les bonnes âmes qui ont tôt fait de s’offusquer que le quasi-lynchage final montre que l’industriel asiatique n’est pas complètement diabolisé par le récit et que la tricherie du titre est en fait celle de la femme américaine. Forfaiture n’est donc pas plus raciste que misogyne. Forfaiture est un séduisant cauchemar. De Mille avait compris en 1915 que le cinéma est l’art de la fascination.

La patrouille perdue (John Ford, 1934)


Pendant la première guerre mondiale, une patrouille anglaise perdue dans le désert mésopotamien est décimée par des tireurs arabes.
Ce film souffre des défauts des mauvaises collaborations entre Ford et son scénariste attitré des années 30, Dudley Nichols. Ouvertement intellectuel, le scénario est trop abstrait, les idées passant avant des personnages esclaves de procédés dramatiques éculés (le simili-huis-clos qui révèle les personnalités). Par exemple, à travers le personnage ultra-caricatural de Boris Karloff, les auteurs dénoncent le fanatisme religieux. C’est d’une lourdeur qui frise le grotesque. La mise en scène de Ford, entre théâtralité empesée et formalisme vain, ne fait guère ressentir la tension potentielle de l’argument de base. Ajoutons à cela la ridicule grandiloquence de la musique de Max Steiner et on comprendra que La patrouille perdue est un film étouffé par ses ambitions, que Ford et Nichols n’avaient pas encore poli un style, synthèse évidente et vibrante entre les recherches plastiques de l’un et la dramaturgie « à idées » de l’autre, qui allait donner au cinéma américain quelques classiques éternels au premiers rangs desquels figure La chevauchée fantastique.

Potins de femmes (Steel magnolias, Herbert Ross, 1989)

C’est marrant ce qui peut nous attirer vers un film…
Je ne connaissais pas le titre français de ce Steel magnolias diffusé à la télé américaine mais une chronique sentimentalo-familiale qui se passe dans le Sud des Etats-Unis, avec plein de chouettes actrices dont Julia Roberts jeune, et une musique de Georges Delerue sont autant d’éléments qui ont concouru a éveiller mon intérêt. Las ! Pour une fois le titre français brille par sa pertinence! Le film est heureusement bien interprété, les actrices sont sympathiques (encore que Dolly Parton soit loin d’être une grande comédienne) mais la mise en scène de cette adaptation d’une pièce de théâtre est pauvre, très pauvre. Loin de moi l’idée de dénigrer le théâtre filmé au nom d’une vague « ambition cinématographique » que chaque film se devrait d’afficher ostensiblement pour gagner ses galons de chef d’oeuvre, mais encore faut-il que la dramaturgie soit à la hauteur. Or ici, les procédés sont trop convenus et leur utilisation trop redondante pour susciter l’adhésion. Le film avance par scènes. Ces scènes débutent par des conversations superficielles, généralement chez la coiffeuse, avant que la vérité d’une des personnages n’éclate, de façon physique souvent. L’écriture « sous- TennesseeWilliamsienne » est donc assez lourde. Enfin, même s’il y a malgré tout quelques jolies séquences grâce à la conviction des actrices (Sally Field surtout), la fin vulgairement lacrymale achève de ranger Steel magnolias dans la catégorie « film du dimanche après-midi pour M6 « . Dommage.

Les Bas-fonds new-yorkais (Underworld U.S.A, Samuel Fuller, 1961)

Un polar de série transfiguré par le style outrancier et baroque de son auteur, qui en fait une fresque lyrique sur les bas-fonds. Chaque séquence est ici l’occasion de réinventer la façon de filmer, de monter d’une façon toujours plus percutante, toujours plus émouvante (« le cinéma c’est l’émotion » professera bientôt Fuller lors de son apparition dans Pierrot le fou). Les raccords sont heurtés, la photo hyper-contrastée, la caméra fiévreuse, la musique assourdissante, la violence délibérément exagérée et les scènes d’amour très suggestives.
Ce génie expressif est au service d’une peinture de l’enfer urbain parmi les plus saisissantes jamais vues. Le scénario n’y va pas par quatre chemin pour montrer la déliquescence de la société. Les assassins du père du héros sont tous devenus des caïds, paradent en costard, corrompent la police et bénéficient de la respectabilité sociale grâce à leurs oeuvres de charité. A noter également que c’est l’un des très rares films hollywoodiens où un meurtre d’enfant est filmé. Cette séquence est d’ailleurs une leçon de gestion du hors-champ. En se focalisant sur une spectatrice impuissante de la scène, Fuller évoque toute son horreur sans avoir besoin de représenter le meurtre proprement dit. Puissant. Heureusement, loin de se complaire dans la noirceur, Fuller (qui est aussi le scénariste du film), met au centre de son histoire le cheminement moral et social de son personnage principal. Comme dans Le port de la drogue, l’anti-héros farouchement individualiste tombe amoureux d’une paumée et c’est le couple qui les sauvera de la pourriture ambiante. Schématique et éternelle beauté de la série B.
Les Bas-fonds new-yorkais est certainement un des trois ou quatre meilleurs films réalisés par Samuel Fuller, un sombre joyau taillé grossièrement dont le violent éclat n’a pas fini d’éblouir les amateurs de polar hard-boiled.

Les ailes (William Wellman, 1927)

Une fresque sur les as de l’aviation pendant la Première guerre mondiale. Pour l’anecdote, c’est la première oeuvre à avoir obtenu l’Oscar du meilleur film. Les ficelles narratives sont très grossières (un basique triangle amoureux) et le film, à trop s’attarder sur les combats aériens, est bien trop long. Néanmoins, la mise scène est convaincante, aussi bien dans l’action que dans l’intimisme. Wellman, ancien pilote pendant la Grande guerre sait de quoi il parle. Les acteurs sont expressifs sans en faire des tonnes et les scènes de combat au sol, avec leurs centaines de figurants, sont réalisées d’une façon telle que les éventuelles transitions d’avec les stocks-shots des actualités sont imperceptibles. Wellman ou l’injection de réalisme même au sein des superproductions les plus calibrées.

Small town girl (William Wellman, 1936)

Un soir de beuverie, un noceur issu d’une bonne famille épouse une douce provinciale…Un petit peu trop long par instants, pas si conventionnel que ça du fait que ça navigue entre les genres (ça part comme une comédie…et puis en fait ce n’en est pas vraiment une). La réussite du mélange des registres tient plus à la grâce de Janet Gaynor, sublime « fille de province », un plan sur son visage suffisant à faire passer une séquence du coté de l’émotion, à insuffler une gravité que l’on n’imaginait pas qu’à un scénario à grosses ficelles. A noter la présence de James Stewart à ses débuts, dans le rôle du benêt amoureux forcément déçu.

La marseillaise (Jean Renoir, 1938)

Alors que les Américains n’ont su que trop bien enrichir leur mythologie nationale grâce au cinéma, rares sont les cinéastes français à avoir filmé l’histoire sans peur de l’édification ni du lyrisme. Rien que parce qu’il appartient aux heureuses exceptions, La marseillaise, évocation de la Révolution française vue du côté provençal, est à saluer. Oui, c’est un film produit par la CGT, oui, nombre de personnages et situations apparaissent outrageusement schématiques (je pense au personnage d’Andrex, sorte de petit livre rouge sur pattes qui n’est là que pour déblatérer des théories révolutionnaires) mais ce canevas est littéralement transfiguré par la mise en scène de Renoir, mise en scène d’une prodigieuse vitalité. Personne mieux que lui n’a su filmer les scènes de liesse populaire. Sa caméra est libre, se promenant d’un personnage à un autre dans une même séquence et n’ayant pas peur de s’envoler lorsque tout le monde se met à chanter l’hymne national. A ce titre, La marseillaise est sans doute un des films les plus lyriques de son auteur.
Il est intéressant d’ailleurs de voir que Renoir invente sa propre forme pour faire oeuvre de propagande. Il ne s’inscrit ni dans la tendance américaine qui met un individu exemplaire au centre de la fiction (il n’y a pas vraiment de héros dans ce film) ni dans la tendance théorico-dialectique des Soviétiques. Il fait quelque chose d’autre, entre les deux. Il filme la vie qui interfère sans cesse avec l’Histoire, façon à lui de montrer que la révolution filmée s’inscrit dans le cours naturel des choses. Je pense à cette scène épicurienne où Louis XVI, joué par un Pierre Renoir dont la bonhomie est un salutaire contrepoint à un ensemble très nettement pro-révolutionnaire, vante à sa vindicatrice épouse les tomates ramenées par les Marseillais (l’anecdote dans l’Histoire). Je pense de la même façon à ce regard particulièrement dérangeant du même Louis XVI lorsque, passant en revue ses troupes, l’un des soldats ose lui crier « A bas le Roy ». Il ne sait plus où se mettre et continue sa revue. Le sens profond de la grande histoire est alors évoqué par une puissante métonymie (c’est de cette incompréhension que découle directement la fuite de Varennes). De même, et bien que ce film cégétiste soit plein de foi dans l’idéal révolutionnaire, la brutalité des affrontements n’est pas éludée lorsqu’au milieu d’un joyeux assaut, un des personnages principaux est soudainement fauché. Loin de nier la violence d’un tel soulèvement, Renoir sait l’évoquer de façon claire.
Bref, La marseillaise est un film où, sans jamais sacrifier l’individualité des personnages (aidé en cela par le gratin des comédiens de l’époque: Andrex, Carette, Louis Jouvet…), Renoir célèbre comme personnes les élans collectifs et réalise un film profondément populaire.

Sur le velours (Living on velvet, Frank Borzage, 1935)

Un jeune couple est contrariée par la passion dévorante de l’homme pour l’aviation…Ce canevas canonique du mélo hollywoodien permet encore une fois à Borzage de peindre avec une justesse une belle histoire où chacun devra accepter des concessions, devra affronter de vieux démons intérieurs pour sauver un amour qui est plus fort que la somme des deux individualités. C’est simple, c’est sobre tout en étant profondément romantique, c’est Borzage.

Un amour pas comme les autres (Young at heart , Gordon Douglas, 1954)


Ça commence comme une charmante chronique familiale façon Le chant du Missouri avec maison de banlieue en carton-pâte, jeunes filles qui rêvent du prince charmant sur leur piano, et ça s’achemine petit à petit vers le mélodrame le plus pur. Au fur et à mesure d’une progression dramatique exemplaire, le vernis se craquelle, les sentiments se révèlent. Frank Sinatra dans un rôle d’artiste déchiré qui annonce celui qu’il tiendra dans nombre de ses chefs d’oeuvre, que ce soit sur disque (No one cares, 1959) ou sur pellicule (Comme un torrent, même année), est celui qui, promenant son vide existentiel dans cette charmante famille, va jouer le rôle du détonateur. L’argument de base est donc classique, convenu même, mais son développement est si implacable qu’il entraîne le film vers d’insondables abysses de mélancolie. Rarement sensation de désespoir aura été aussi prégnante dans le cinéma hollywoodien. Il faut voir la séquence de la fuite éperdue du personnage de Sinatra en voiture, fuite qui renvoie directement à celle de Lana Turner dans Les ensorcelés.
Cette vérité des sentiments, on la doit au talent d’une équipe remarquable: Sinatra évidemment qui trouve un rôle à sa mesure, la multitude de compositeurs à l’origine des superbes chansons qu’il interprète, les autres comédiens tous excellents, la direction artistique irréprochable, mais aussi et surtout Gordon Douglas, dont la mise en scène est d’une permanente pertinence, discrète mais riche de sens, ainsi de la composition des plans qui confère toute leur cruauté à certaines séquences de fête familiale.
Bref, Young at heart est bel et bien un chef d’oeuvre, chef d’oeuvre dont l’absence de notoriété nous rappelle pour notre plus grande joie que cet immense territoire qu’est l’âge d’or hollywoodien n’a pas encore révélé tous ses trésors.

Deep valley ( Jean Negulesco, 1947)

La rencontre d’une jeune fermière un peu simplette avec un criminel en cavale…
Un mélo policier avec Ida Lupino. C’est joliment filmé mais sentimental, longuet et un peu lourd. La musique notamment est particulièrement pesante. A la fois peu et beaucoup séparent ce film de La maison dans l’ombre, auquel on pense beaucoup si on a vu le chef d’oeuvre de Nicholas Ray auparavant.

La mère du marié (The mating season, Mitchell Leisen, 1951)

Une femme se fait engager en tant que cuisinière dans le foyer de son fils qui vient de se marier à une jeune femme de la haute-société…
Sous les dehors standardisés de la screwball comedy, il y a quelque chose du conte dans ce film par ailleurs pas aussi riche en gags, pas aussi trépidant, pas aussi léger, bref pas aussi drôle que les classiques des années 30. La beauté de La mère de la mariée réside plutôt dans le personnage adorable de la mère jouée par la grande Thelma Ritter, qui réunit les amants face à la belle-mère -jouée par Miriam Hopkins !- à la manière d’une bonne fée. Ou encore dans ce plan qui voit les jeunes mariés se retrouvant dans un de leurs placards, du comique de l’absurde à l’émotion de l’amour retrouvé comme au premier jour. Gene Tierney est lumineuse, plus désirable encore dans sa beauté simple de femme au foyer que dans les films très stylisés de la Fox.

Johnny Belinda (Jean Negulesco, 1948)

Un médecin nouvellement arrivé dans une petite ville côtière se marie avec une jeune sourde-muette victime d’un viol…
Le sujet donne le ton. C’est mélo/mélo/mélo. Malheureusement, il est difficile de croire à des personnages dont la psychologie se résume à un caractère (la candeur, la bonté, la méchanceté). Sans atténuer leur portée, Borzage introduisait de l’humour dans ses mélodrames, ce qui compensait leur solennité et faisait exister les personnages au delà de leur archétype. Ici, les ficelles énormes d’un scénario extrêmement manichéen guident les protagonistes d’un bout à l’autre du film. A côté de ça, le film est techniquement irréprochable même si dénué du moindre génie plastique. Les images sont jolies, le rythme est d’une belle fluidité et la narration feuilletonesque empêche l’ennui malgré la profonde idiotie de l’histoire racontée.

Chaussure à son pied (Hobson’s choice, David Lean, 1954)

« Comédie » anglaise sur la confrontation d’un mauvais père avec ses filles qui veulent se marier. Ce fut en son temps un succès (Ours d’or à Berlin notamment). Aujourd’hui, à regarder ce film dépourvu de la moindre fantaisie, on se demande si ce n’est pas le seul prestige de David Lean et Charles Laughton qui a assuré cette gloire -éphémère. Le film est horriblement statique, les gags absents, Laughton cabotine plus qu’il n’incarne. Peut-être est-ce le fait que le film soit l’adaptation d’une pièce qui anémie le style de Lean qui ne se sert jamais des conventions théâtrales pour dynamiser sa mise en scène (à l’instar d’un Lubitsch ou d’un Guitry) mais reste atrocement sérieux tout au long de son film? Ici, l’artifice du studio, de la dramaturgie, saute aux yeux sans que Lean ne songe une seule seconde à en jouer, à s’en amuser, ce qui serait pourtant pertinent dans une comédie. Il est très difficile de croire que les personnages sont faits de chair et de sang malgré le talent évident des acteurs, tous des cadors du théâtre anglais (John Mills est l’un des rares à s’en sortir). Ils ne semblent exister que par leurs répliques.
Chaussure à son pied ou le faux bon film par excellence, le parangon du pire académisme cinématographique.

Betsy (Hearts divided, Frank Borzage, 1936)

Rocambolesque histoire d’amour à la sauce hollywoodienne entre le frère de Napoléon et une jeune fille sudiste. Si toute la première partie du film, pleine de clichés complètement niais laissait augurer un véritable navet, la suite s’avère plus personnelle, l’amour borzagien ne devant plus braver la mort ou la crise économique mais rien moins que Napoléon. Ce qui revient finalement au même, c’est à dire, larmes, sacrifice puis retrouvailles inespérées. La scène avec la maman de Napoléon qui réconcilie les deux frères vaut son pesant de cacahuètes; c’est en filmant avec foi ce genre de séquence apparemment saugrenue mais indéniablement singulière que Borzage sauve son film de l’oubli.

Samson et Dalila (Cecil B. De Mille, 1949)

L’Ancien Testament, quel fabuleuse réserve d’histoires mythiques…Et qui mieux que DeMille, a su mieux les mettre en images ? Personne. Souvent simpliste, DeMille avait un véritable don pour l’imagerie, don qui en faisait le cinéaste biblique idéal. Ne pas chercher de subtilité dans sa mise en scène rigoureusement archaïque mais se délecter des plans très composés, de ces cadres bariolés qui sont un beau contrepoint à une narration épurée. Se délecter aussi des diverses petites tenues d’Hedy Lamarr, une des plus belles actrices de tout le cinéma hollywoodien, femme fatale idéale dont l’interprétation sensible du personnage de Dalila fait que le film de DeMille est aussi, quelque part, un beau portrait de femme amoureuse.