Comme l’indique l’affiche, Fuller a réalisé le premier film hollywoodien avec un homme d’origine asiatique qui finit avec une caucasienne. C’est qu’il a utilisé le cadre conventionnel du polar pour réaliser un vrai film d’amour, un film dans lequel, comme souvent chez lui, ce sont les passions qui sont le moteur de la narration. L’intrigue prétexte est une enquête sur un meurtre mais le sujet du film est en fait l’éveil des sentiments du policier japonais pour une femme qu’il se croit interdit d’aimer. Sa subjectivité faite de morale étouffante et surannée, de désir amoureux et de camaraderie (l’homosexualité est même clairement suggérée au début) va le mener à des actions qui lui paraîtront absurdes une fois qu’il aura retrouvé une certaine sérénité.
Et comme Le kimono rouge reste un film policier et que Samuel Fuller n’est pas Douglas Sirk, c’est d’abord l’action qui traduit ce tourbillon émotionnel. A la violence des sentiments du héros répond celle de ses poings (voir par exemple la tournure du combat de kendo avec son collègue). Le style fiévreux et droit au but du cinéaste, son découpage inventif qui n’hésite pas à briser la continuité des séquences de poursuite pour se focaliser sur les actions (utilisation délibérée du jump-cut un an avant A bout de souffle), ses travellings géniaux qui ne sont pas là pour tisser une ambiance mais là encore pour cerner l’action au mieux, sa démesure dans les scènes de violence font du Kimono rouge un des films les plus percutants qui soient. Ici et plus qu’ailleurs, le cinéma, c’est l’émotion. Une émotion qui n’altère jamais la dignité des personnages. Du grand Fuller.
Mois: juillet 2008
La femme en cage (Hitting a new high, Raoul Walsh, 1937)
Pour se faire remarquer par un directeur d’opéra amateur de safari, une chanteuse se déguise en oiseau tropical et part se cacher dans la jungle.
Les ficelles comiques sont aussi grosses que le laisse augurer ce bref synopsis. Pas foncièrement nul grâce à la finition RKO, parfois (surtout au début) drôle mais franchement anecdotique. Notons de plus que les chansons -médiocres- affaiblissent le rythme du film, ce qui pour une comédie est un péché capital.
The lineup (Don Siegel, 1958)
Un petit polar urbain sec et violent. La gestion des deux intrigues parallèles (enquête policière/trafiquants en quête d’un magot) n’est pas toujours convaincante, les séquences avec les gangsters semblant plus inspirer Siegel (chaque meurtre est mis en scène de façon originale) que l’enquête assez banale. Le film est dur, pas d’oripeaux psychologiques pour atténuer la méchanceté des criminels. Droit au but, dussent-ils torturer femme et enfant pour y arriver. Eli Wallach compose une des figures les plus mémorables du genre, se révélant de plus en plus monstrueux à mesure que le film avance et que les circonstances révèlent son absence de scrupule. A noter une course-poursuite finale parmi les plus haletantes jamais tournées, dans les rues de San Francisco, déjà.
Track of the cat (William Wellman, 1954)
Dans un ranch reculé, la traque d’une bête sauvage révèle les sentiments et les personnalités.
Western camouflé en drame familial ou drame familial camouflé en western, difficile à dire tant les deux genres communiquent dans ce film, la frontière sauvage étant le catalyseur du récit familial.
Aussi étrange que ça puisse paraître, ce film hollywoodien m’a rappelé le cinéma de Dreyer. L’histoire, la tragédie d’un foyer où l’austérité traditionaliste protestante règne en maître, avance par scènes voire par monologues. Cette écriture ouvertement théâtrale est d’ailleurs la limite de Track of the cat, le film aurait gagné à avoir des dialogues moins abondants et plus simples (je pense aux tirades quasi-métaphysiques du personnage de Robert Mitchum réfugié tout seul dans une grotte). Heureusement, les acteurs sont tous excellents, premiers comme seconds rôles, avec une mention spéciale à Beulah Bondi (la grand-mère dans Place aux jeunes!) en mère de famille d’une dureté inouïe. Wellman, comme Dreyer, parsème son film de fulgurances visuelles qui frappent par leur épure. Ainsi de la séquence d’enterrement devant laquelle il est difficile de ne pas penser au maître danois qui allait réaliser Ordet l’année suivante.
Finissons en ajoutant aux réserves une musique surdramatisante, et l’on comprendra que Track of the cat est un film qui souffre d’une dramaturgie trop lourde mais qui reste intéressant par bien des aspects. Ce n’est pas de tous les westerns que l’on se dit « tiens, il aurait pu être réalisé par Dreyer » !
L’enfer des tropiques (Fire down Below, Robert Parrish, 1957)
Deux amis aventuriers se déchirent lorsqu’ils ont pour mission de transporter Rita Hayworth sur leur bateau. Le genre d’histoire convenue que Hawks a su sublimer. Mais pas Robert Parrish, réalisateur par ailleurs très estimable (voir ses westerns). Le film est bizarrement découpé en deux parties assez distinctes, s’étendant longuement sur le sauvetage d’un des deux héros coincé dans les débris d’un cargo explosé. Le tout manque de vigueur. Et la splendeur de Rita Hayworth, de retour sur les écrans après 4 ans d’absence, avait quelque chose de fané en 1957…
A Lady Without Passport (Joseph H.Lewis, 1950)
Série B sur le démantèlement d’une filière d’immigration clandestine. Intéressant cas de conscience de l’inspecteur qui s’attache à une Hongroise qui veut immigrer. Rapidité de la narration grâce à l’efficacité des plans-séquences de Lewis mais tout ça manque d’action, de nervosité. Par exemple, la poursuite des avions est assez ridicule. Le principal intérêt du film est en fait Hedy Lamarr, superbissime, comme d’habitude.
Grande dame d’un jour (Lady for a day, Frank Capra, 1933)
L’histoire d’une vieille clocharde, Apple Annie, qui fait croire à sa fille qu’elle fait partie de la haute-société…Le plus émouvant dans ce film, c’est la relation entre la mère et la fille, le personnage de la mère qui s’invente une nouvelle vie par amour pour elle. Le film doit beaucoup à l’actrice très attachante qui joue Apple Annie, May Robson. Il faut la voir écrire ses lettres et tenter de croire à ses propres mensonges à l’aide de la dive bouteille. L’éclairage, le décor dépouillé de sa mansarde…toute la mise en scène concourt à faire de cette séquence un grand moment, moment qui révèle clairement la cruauté du cinéma de Capra. Dans ses fables sociales, Capra est bien moins candide qu’il n’y parait parce que ses personnages veulent croire plus qu’ils ne croient. La dureté de la société vis-à-vis d’Apple Annie est montrée sans fard. La partie du film avec les gangsters, plus convenue et moins excitante, empêche Grande dame d’un jour de se hisser parmi les chefs d’oeuvre de Capra mais le film reste très intéressant dans son ensemble, grâce notamment à d’excellents acteurs.
Les hommes de la mer (The long voyage home, John Ford, 1940)
John Ford ! Après quoi ? cinquante ? soixante films vus de lui ? Eh bien, il continue de me surprendre, de m’émouvoir, de me bouleverser comme aucun autre cinéaste n’y parvient.
J’ai donc regardé Les hommes de la mer, cette adaptation d’Eugene O’Neil que je n’avais jamais vue. C’est un de ses films les plus pessimistes, aux accents carrément sinistre. Ford montre la profession de marin dans toute sa dureté. Rappelons que 1940, c’est aussi l’année des Raisins de la colère. Avec Dudley Nichols au scénario, il n’hésite pas à montrer ici des armateurs qui saoulent leurs employés pour les faire rempiler. Les faire rempiler pour une vie d’errance, pour reculer encore et toujours la date d’un retour rêvé plus qu’espéré au foyer. Mais, et c’est évidemment là son suprême génie, jamais son film ne prend d’allure pamphlétaire ou apitoyante. Car Ford, s’il montre l’errance, la nostalgie du foyer (à travers notamment de bouleversantes séquences de chant collectif), les cuites dans les bouges les plus minables, la solitude, les prostituées avides même si profondément tristes, exalte tout en même temps la profonde camaraderie qui unit des hommes qui ont fait le tour du monde ensemble, qui ont accumulé les souvenirs les plus divers. Il montre le lien atavique qui les lie à la mer. En tant que grand artiste classique, John Ford donne l’impression de révèler une vérité profonde et non celle de délivrer une thèse personnelle. Ce qui donne à la peinture sociale des Hommes de la mer une force que n’auront jamais les films de, disons, Ken Loach. Comme beaucoup de chefs d’oeuvre de John Ford, c’est la fusion humaniste entre une représentation sociale lucide et un imaginaire profondément nostalgique.
Peut-être parce que le film a été réalisé à l’écart des studios hollywoodiens, certains traits typiquement fordiens paraissent un brin appuyés: c’est le cas du personnage de Barry Fitzgerald, second rôle à la truculence outrée; c’est le cas de la superbe photo signée Gregg Toland, plus proche de la plastique expressionniste du Mouchard que des images limpides des Raisins de la colère. Mais ce qui permet à Ford d’emporter définitivement le morceau, de faire rapidement oublier d’anecdotiques réserves, c’est son style: cette pudeur, cette finesse dans la mise en scène, cette maîtrise des ellipses, du hors-champ, de la litote. Il faut voir par exemple les trésors d’inventivité qu’il déploie pour nous faire part de la mort de ses marins, inventivité qui ne vise jamais à épater le spectateur mais qui est là pour conférer une dignité unique à ses personnages.
Sept hommes à abattre (Seven men from now, Budd Boetticher, 1956)
Cette série B mythique représente ce que le courant a pu offrir de plus noble. Le film est dénué de toute prétention signifiante mais pourtant très riche dans la mesure où la narration réduite à l’essentiel permet toutes sortes de projections de la part du spectateur. Le film est dénué de toute toute prétention esthétisante mais son épure stylistique confine au sublime. Les amateurs de western n’ont pas fini de se souvenir de Sept hommes à abattre, de son héros à la mélancolie quasi-spectrale, de ses images minérales.
Tulsa (Stuart Heisler, 1949)
Une petite fresque romanesque bien ficelée sur la naissance de l’industrie pétrolifère dans l’Oklahoma, à Tulsa donc. Ça ne dure pas plus d’une heure et demi, c’est mené sans temps mort, le récit est d’une belle richesse, les acteurs -la belle Susan Hayward en tête- sont convaincants et les séquences d’incendie en Technicolor sont impressionnantes. Bon film donc.
La grande muraille (The bitter tea of General Yen, Frank Capra, 1933)
Ne pas se fier au titre français d’une affligeante banalité et sans rapport avec l’oeuvre, voici un des films les plus singuliers tournés à Hollywood parmi ceux mettant en scène l’Orient. Il raconte les rapports complexes entre un seigneur de guerre chinois et sa captive, une missionnaire américaine égarée sur le champ de bataille par son fiancé correspondant de guerre.
La représentation de la confrontation entre les deux cultures est particulièrement fine grâce notamment à une écriture digne de L’invraisemblable verité, où les rebondissements révèlent d’une part l’inanité de l’humanisme occidental dans une situation de guerre et d’autre part l’inattendue grandeur d’âme de certains personnages. Le couple d’acteurs, Nils Asther dont le maquillage fait oublier les origines suédoises et Barbara Stanwyck fonctionne parfaitement. La mise en scène est d’une immense élégance. Elle relève d’un art consommé de la nuance, mais d’une nuance qui n’a rien de timoré, une nuance qui est là pour aller au fond des états d’âme les plus complexes. Un exemple: après avoir éconduit par fierté le général, la missionnaire assiste sur son balcon, aux échanges épistolaires d’une jeune servante avec un soldat. Toute l’amertume de la solitude, la faiblesse de coeur qui en découle et finalement la naissance du sentiment amoureux sont clairement évoqués en deux plans.
The bitter tea of General Yen est un film profondément romantique qui, après avoir montré intelligemment le chaos de la guerre civile, prend finalement l’allure d’un songe doucement mélancolique.
Après le cuisant échec de cette histoire d’amour interraciale à gros budget, Frank Capra allait se refaire une réputation grâce aux screwball comedies. On peut légitimement se demander quelle aurait été la carrière du cinéaste si cet atypique joyau, qui apparait aujourd’hui comme un de ses plus beaux chefs d’oeuvre, avait eu le succès qu’il méritait.
Salvatore Giuliano (Francesco Rosi, 1961)
Le premier des films-enquêtes de Francesco Rosi. C’est d’abord l’apparition d’une narration novatrice, qui refuse les procédés de la fiction classique (identification…), qui confronte les faits avec une rigueur journalistique via un montage non-chronologique. Un montage théorique et percutant dont le vain mais beau souci d’objectivité est parfois étouffant. Il n’y a aucune fascination de la part de Rosi pour le bandit puisqu’on ne voit pour ainsi dire jamais Giuliano à l’écran. Ce qui intéresse Rosi, ce sont les causes et les conséquences du cas Giuliano dans les différentes strates de la société sicilienne (aussi bien l’armée que les petits paysans). D’où la narration virtuose qui jongle entre les points de vue et les époques, ce qui maintient l’intérêt d’un spectateur qui risque d’être décontenancé par une telle méfiance apparente vis-à-vis de la fiction. Cette volonté de neutralité du montage s’accompagne d’un réel souci d’authenticité dans la mise en scène: le film a été tourné sur les lieux où se sont passés les évènements, les acteurs sont des amateurs du cru.
Salvatore Giuliano est donc un film au dispositif parfois lourd, mais brillant et didactique dans le meilleur sens du terme. Ce n’est pas un film à thèse car il n’y a pas de thèse. Rosi, dans ses films-enquêtes présente les faits, les reconstitue -avec ce que ça suppose de part d’imagination- et surtout les confronte grâce à son art consommé du montage. Il interroge le spectateur sans apporter de réponse toute faite. Il donne notamment à réfléchir sur les curieuses alliances pouvant découler de la complexité des intérêts politiques dans un pays. La principale limite d’une telle oeuvre est sa principale qualité: sa rigueur d’enquêteur qui ne décolle pas une seule seconde de son sujet, ce qui limite la portée du film au contexte historique représenté. A charge au spectateur de faire la transposition vers son époque.