Les westerns de Fritz Lang ne sont pas ses meilleurs films. Ils sentent trop l’artifice du studio, artifice qui s’accommode très mal avec un réalisme de surface essentiel au genre. Certes, il y a L’ange des maudits, dans lequel Lang a su pousser cette fausseté apparente jusqu’à un paroxysme baroque qui rend le film intéressant mais qui du coup l’éloigne des canons du western classique. En revanche, comme dans Le retour de Frank James réalisé l’année précédente, dans Les pionniers de la Western Union, la raideur de la mise en scène n’apparaît pas comme une licence poétique mais comme un handicap. Les cow-boys sont constamment tirés à quatres épingles, la poussière (si essentielle, la poussière !) est absente. Bref, le vernis documentaire manque cruellement d’autant que le contexte historique (l’établissement du télégraphe après la guerre de Sécession) est lui assez précis.
Lang qui, à l’instar d’Adolf Hitler, s’était régalé des romans de Karl May dans sa jeunesse était sincèrement enthousiaste à l’idée de partir tourner à Monument Valley. Malheureusement, le Teuton n’avait guère le sens du paysage. Il n’insuffle aucune dimension particulière aux fameux rochers. Le style langien, qui s’épanouit dans la rigueur géométrique et dans l’épure du décor, n’est pas celui d’un chantre de la Nature comme peuvent l’être, chacun à leur façon, Ford, Mann ou Walsh. Ajoutons que le scénario manque de rigueur dramatique; de multiples enjeux s’entremêlent mais ne sont pas exploités jusqu’au bout. Ainsi du triangle amoureux.
Les pionniers de la Western Union serait donc sans intérêt ? Eh bien pas tout à fait. Après s’être laissé vaguement suivre pendant une heure et demi, le film surprend lors de sa fin. L’histoire prend son sens et s’auréole d’une dimension authentiquement tragique. L’oeuvre s’avère en définitive particulièrement sombre. Je songe également à l’avant-dernière séquence, un des rares éclats de la mise en scène, séquence qui exude le désespoir morbide et qui contient déja tout Peckinpah.
Mois: octobre 2008
Quand une femme monte l’escalier (Mikio Naruse, 1960)
Les tourments intimes d’une hôtesse de bar derrière les sourires de la professionnelle impeccable. Quand une femme monte l’escalier est un sommet de la manière Naruse. Le style délicat, tout en demi-teintes et en suggestions ausculte les sentiments les plus profonds d’une héroïne dont la pudeur et le sens de l’abnégation font la beauté morale. Héroïne jouée par la superbe muse Hideko Takamine, juste parfaite dans ce rôle. Sa présence lumineuse apporte une sensibilité et une humanité essentielles à la vérité de l’oeuvre.
Gabriel over the white house (Gregory La Cava, 1933)
Après un accident de voiture, un président des Etats-Unis cynique se fait un devoir de sortir son pays de la crise et le monde de la course aux armements. Envers et contre toutes les diverses forces réactionnaires.
Gabriel over the white house est une extraordinaire politique-fiction. La première beauté du film est de faire apparaître les décisions politiques les plus folles comme évidentes. Rarement au cinéma croyance dans l’utopie aura été aussi manifeste. Le film est évidemment étroitement lié à son contexte historique puisqu’il est sorti quelques mois après l’accès de Roosevelt au poste suprême. Plusieurs péripéties de Gabriel over the white house ont eu des échos réels. Ainsi de l’armée pacifique des chômeurs qui est à mettre en parallèle avec la politique keynésienne des grands chantiers d’état. C’est comme si les auteurs avaient utilisé la fiction pour prodiguer leurs conseils à la nouvelle administration ! Le danger idéologique avec une oeuvre qui présente un homme providentiel et des solutions « pleines de bon sens » à tous les maux, c’est qu’elle peut verser dans le populisme à tendance fasciste. Heureusement, Gabriel over the white house contient en filigrane sa propre critique. Ainsi du panoramique sur la statue de la liberté au moment de l’exécution massive des gangsters. A ce moment, le risque d’éloignement des valeurs américaines d’un régime tel que présenté dans le film est évident.
Enfin, Gabriel over the white house est doté d’un sous-texte biblique d’autant plus beau qu’il reste suggéré. Cela enrichit l’oeuvre d’un caractère fantastique qui tend à la rendre définitivement inclassable.
Sur les ailes de la danse (Swing time, George Stevens, 1936)
Un pas de deux de Ginger Rogers et Fred Astaire, c’est une certaine idée de la grâce sur grand écran. Evidemment, il s’agit d’abord de danse, mais la variété des points de vue offerte par la caméra décuple l’émerveillement. L’histoire n’est ici pas très intéressante mais chaque numéro musical est l’occasion de bénir l’outil cinématographique qui a permis d’immortaliser la légèreté aérienne et l’élégance infinie de chaque mouvement du couple. Swing time, c’est la poésie du studio, c’est l’enchantement du factice, c’est l’usine à rêves à son rendement maximal, c’est le cinéma plus beau que la vie, c’est le témoin d’une époque à jamais révolue où l’idée de toucher une caméra n’avait pas encore effleuré des gens comme Michelangelo Antonioni.
Théodora devient folle (Richard Boleslawski, 1936)
L’effervescence d’une petite communauté puritaine après la publication d’un roman salace. Roman écrit sous un pseudonyme par une jeune fille de bonne famille qui joue de l’orgue à l’Eglise le dimanche…Théodora devient folle est une sympathique screwball comedy. Si le film ne se hisse pas au niveau des sommets du genre, l’énergie et la conviction de l’excellent duo d’acteurs font passer un bon moment.
Rogopag (Roberto Rossellini, Jean-Luc Godard, Pier Paolo Pasolini et Ugo Gregoretti, 1963)
Rogopag est un ensemble de courts-métrages nommé d’après les premières lettres des noms des cinéastes.
Pureté de Rossellini est l’histoire d’un homme d’affaire américain qui tente de séduire une ravissante hôtesse de l’air. Les férus d’analyse sans goût qui vénèrent Brian De Palma auront matière à s’amuser avec le cinéma auto-réflexif parce que le businessman prend plaisir à filmer sa dulcinée. Les autres oublieront rapidement cette oeuvrette de l’auteur de Stromboli. Le nouveau monde est l’histoire d’un jeune couple parisien typique de la Nouvelle Vague française. Comme c’est Jean-Luc Godard qui réalise, c’est saupoudré d’un péril nucléaire. La ricotta est un film-essai de Pasolini avec Orson Welles qui joue le rôle d’un cinéaste qui met en scène la passion du Christ. Pasolini ne cherche même pas à camoufler son autoportrait (« je suis un catholique marxiste qui pense que les bourgeois italiens sont des ignorants »). Il y a des accélérés (soit le procédé le plus hideux qui existe au cinéma) et un parallèle douteux entre le destin d’un comédien affamé et celui du Christ. On est à des années lumières de la splendeur de L’Evangile selon St Matthieu, qui sortira l’année suivante. Le dernier film, Le poulet de grain, est une grossière satire de la société de consommation réalisée par un intellectuel italien, Ugo Gregoretti. A voir ce film, on comprend pourquoi ce monsieur n’a pas fait carrière dans le cinéma.
Bref, Rogopag est un agrégat de films complètement anecdotiques. Ce quel que soit le prestige de leurs auteurs.
Barbe-noire le pirate (Raoul Walsh, 1952)
Abordages, duel au sabre, île au trésor…Tout le cahier des charges du film de pirates figure dans cette évocation de la vie du mythique Barbe-Noire. Pourtant, Captain blood semble bien loin. La piraterie est ici montrée dans toute son immoralité. Barbe-Noire est une pure incarnation du mal, un démon cupide, trahissant ses hommes, ne faisant aucun cas de la vie humaine et finissant même par revenir d’entre les morts. Sa seule motivation est l’or. Plusieurs séquences sont parmi les plus cruelles tournées à l’époque. L’interprétation de Robert Newton est outrageusement cabotine, délibérément outrancière mais elle s’avère in fine idéale pour incarner cette figure hors du commun. Face à lui, le gentil chirurgien joué par Keith Andes apparaît terriblement fade. Dommage aussi que le caractère répétitif et superficiel de la narration ne rende le film intéressant que par intermittences.
Skidoo (Otto Preminger, 1968)
Une parodie hippisante des films du genre James Bond. Le casting est gratiné (Jackie Gleason, George Raft, Cesar Romero, Mickey Rooney, Richard Kiel, Burgess Meredith…et Groucho Marx !) et la musique de Harry Nilsson est sympathique mais l’absence de trame narrative digne de ce nom tandis que les délires s’éternisent rend le film ennuyeux. Ce manque de rigueur dramatique est un problème récurrent dans les comédies débridées des années 60 (La party par exemple). Ce n’est évidemment pas dans Skidoo que l’immense talent d’Otto Preminger s’est le mieux exprimé.
Oyuki la vierge (Kenji Mizoguchi, 1935)
Une adaptation officieuse du Boule de suif de Maupassant. C’est un très beau film. Ce personnage de prostituée qui se sacrifie pour une communauté ingrate est un matériau idéal pour Mizoguchi. Il est plus intéressant que les héroïnes de ses autres mélos de la même époque car son écriture l’individualise, l’élève au-delà de l’archétype symbolique. Elle vit une histoire d’amour atypique avec un geôlier à qui elle s’était donnée pour faire libérer ses compagnons, ce qui enrichit la narration. Les images sont splendides. Le cinéaste utilise divers accessoires, des pétales de fleurs notamment, pour embellir ses plans sans donner l’impression de verser dans le décoratif. La société est sordide mais le monde sécrète de la beauté. Le poète est là pour nous la révéler.
La cigogne en papier (Kenji Mizoguchi, 1935)
Une prostituée se sacrifie pour sauver un jeune étudiant en médecine d’une bande de malfrats.
Le dernier film muet de Mizoguchi est un mélo ultra-conventionnel que le style du cinéaste rend intéressant. Le génie du maître s’exprime dans la composition de plans qui souvent inscrivent des personnages dans un cadre plus large (pont, rue…) dans une visée purement plastique. Le clair-obscur est également remarquable. Le style se manifeste aussi dans l’élégance de la narration, riche de travellings qui la rendent alerte. A noter enfin un émouvant épilogue qui approfondit une histoire par ailleurs très banale.
Les coquelicots (Kenji Mizoguchi, 1935)
Un professeur à la retraite, accompagne sa fille à Tokyo pour la marier à son ami d’enfance. Mais le jeune homme est séduit par une femme urbaine et libérée…
Les coquelicots est un médiocre mélo. Banal, réactionnaire et moralisateur. Quelques jolies images disséminées dans un ensemble visuellement peu inspiré rappellent toutefois la présence d’un cinéaste qui n’est pas le premier venu derrière la caméra.
Tomorrow We Live (Egdar G.Ulmer, 1942)
Un gangster, le Ghost, exerce un chantage sur un père de famille évadé. Lorsque la fille de celui-ci revient de l’université, le Ghost va évidemment tenter de se l’accaparer. Mais c’est sans compter la ténacité du G.I amoureux de la demoiselle…
Une série B (ou C, ou Z) fauchée de chez fauchée, avec une image tantôt sous-exposée tantôt surexposée qui confère à l’oeuvre une poésie de la bricole pas rédhibitoire. L’intrigue contient un peu de propagande avec le gentil qui est un soldat et le méchant qui est comparé à Hitler. Il y a une vraie noirceur dans la description de ce vieil homme asservi au caïd. Comme aux yeux de la société, le père n’est qu’un repris de justice, l’auteur du Bandit et du Démon de la chair montre la vérité des caractères au-delà des apparences sociales. Au delà de ces considérations théoriques, Tomorrow We Live est loin de faire partie des meilleurs films d’Ulmer à cause d’une facture vraiment lamentable. Les conditions de production impliquent des images éclairées par-delà le bon sens mais aussi un scénario bourré de coïncidences, un acteur sans charisme dans le rôle du Ghost et un découpage qui abuse des plans lointains lors des scènes de violence. Voici un film pour les cinéphiles pervers, ceux qui aiment traquer les traces de beauté et de singularité dans les films les plus improbables des auteurs maudits. Heureusement, ces films ont souvent le mérite d’être courts.
Coeur enchaîné (Hiroshi Shimizu, 1937)
Hiroshi Shimizu est considéré par certains historiens du cinéma (ce brave Lourcelles en tête) comme un des précurseurs du néo-réalisme et l’auteur de quelques chefs d’oeuvre de vérité humaine. Coeur enchaîné, l’histoire d’une hôtesse de bar qui lutte pour élever son enfant dans une communauté hostile, n’en fait manifestement pas partie. Tourné en studio, les conventions mélodramatiques y sont vraiment pesantes. Il est difficile de ne pas sortir du film au moment du dernier acte, moment où les ficelles larmoyantes apparaissent dans toute leur grossièreté. Pourtant, Coeur enchaîné n’est pas complètement nul. L’actrice principale, Michiko Kuwano, y est convaincante. Dans un ensemble globalement épuré, Shimizu fait preuve à plusieurs reprises d’un talent évident pour la mise en scène, telle cette séquence où la mère rejetée par son fils rentre chez elle tandis que les enfants vont à l’école en sens inverse. En un plan-séquence, la détresse du personnage est exprimée.
Yol, la permission (Y?lmaz Güney et ?erif Gören, 1982)
Un panorama de la société rurale turque à travers l’histoire de cinq détenus en permission. L’auteur kurde, Y?lmaz Güney, sait de quoi il parle puisqu’il a dirigé le film en donnant des indications à son assistant, ?erif Gören, depuis sa cellule avant de s’évader pour le monter clandestinement. L’oeuvre ne se limite pas à un pamphlet contre le régime en place pusique l’oppression sociale vient d’abord de traditions ancestrales montrées dans toute leur horreur. Nombre des intrigues déroulées par le scénario tournent autour des crimes soi-disant d’honneur. Yol est un film âpre dont l’intérêt va au-delà de l’exotisme de la culture dont il est issu. La vision fondamentalement humaniste qui le traverse donne lieu à une poignée de séquences déchirantes.
Le cavalier du désert (The westerner, William Wyler, 1940)
Un western à la fois archaïque et audacieux. L’archaïsme se ressent dans le caractère très figé de la mise en scène de Wyler. Pas de lyrisme, pas de mouvement, pas de vitalité, beaucoup de bavardages dans ce western aride aux cadres très composés. La mise en scène est à l’image d’un héros monolithique qui véhicule une vision d’une rare naïveté. Héros idéalement incarné par l’icône absolue qu’est Gary Cooper. On ne croit pas à ce personnage mais on s’y attache comme à un héros de BD. L’audace se manifeste dans les expérimentations plastiques de Wyler et de son mythique chef opérateur, Gregg Toland. Audaces qui ne brillent pas toujours par leur pertinence. On a notamment droit au plan subjectif d’un mourant.
Bref, c’est comme si Wyler, réalisateur habitué aux prestigieux mélodrames et aux grandes fresques, s’était complètement désintéressé de son sujet et avait élaboré sa mise en scène sans se soucier le moins du monde de sa narration et du genre. Pas de souffle, pas de sous-propos politique ni de morale comme c’était souvent le cas dans les grands westerns, mais un terrain de jeu pour le réalisateur et son chef opérateur. Plutôt que leurs expérimentations surranées, on appréciera la beauté naïve qui émane de ce livre d’images et de son héros hiératique.