L’homme de nulle part (Jubal, Delmer Daves, 1956)

Les relations complexes entre un riche éleveur, son épouse et les deux principaux cow-boys du domaine.

Jubal peut être qualifié de « surwestern ». « Surwestern » est un terme inventé par André Bazin pour désigner ces westerns apparus au début des années 50 qui affichaient plus ouvertement que les autres leurs ambitions intellectuelles. Le plus célèbre représentant de ce courant est sans doute Le train sifflera trois fois, pensum encensé par les gens qui ne comprennent rien au western et villipendé par les amateurs. Heureusement, Jubal n’a que peu à voir avec la froideur compassée et verbeuse qui caractérise le film de Fred Zinneman.
Les divers enjeux moraux et psychologiques du film se déploient au fur et à mesure d’un scénario d’une solide rigueur dramatique tandis que la belle galerie de seconds rôles (Bronson, Elam…) fait exister socialement le ranch. Ce qui empêche l’oeuvre de sombrer dans l’abstraction théorico-théâtrale. Même si le film est assez bavard, Delmer Daves sait, grâce entre autres qualités à sa maîtrise du Cinémascope et de la profondeur de champ, rendre décisifs voire tragiques les rares éclairs de violence qui le parsèment. D’une manière générale, la mise en scène est d’une belle élégance, une élégance qui n’a rien de froid, une élégance au service des magnifiques personnages. Personnages dont l’évolution des relations est, rappelons-le, l’objet du film. Plus encore que le héros interprété par un impeccable Glenn Ford, c’est le fermier joué par Ernest Borgnine qui émeut. Ce rôle d’homme aimant, incompris et blessé est peut-être le plus beau de toute sa carrière.
Pour toutes ces raisons et d’autres encore (la beauté de Felicia Farr notamment), Jubal figure, après 3h10 pour Yuma et La dernière caravane, parmi les contributions importantes de Delmer Daves au genre.

L’oiseau de Paradis (King Vidor, 1932)

Au tournant des années 30,  les films prenant pour cadre les îles du Pacifique étaient en vogue à Hollywood. Parmi les représentants de ce sous-genre, on peut compter White shadows in the south seas de W.S Van Dyke et Tabou de Murnau et Flaherty.  Bird of Paradise, lui, est bien en dessous de ces oeuvres illustres.  A aucun moment, cette histoire d’amour sous les  tropiques ne transcende les conventions qui la régissent. Un film anecdotique dans la carrière de Vidor comme de Selznick.

Monte-Carlo (Ernst Lubitsch, 1930)

Durant toute sa première partie, Monte-Carlo est frivole, léger, drôle et brille par l’inventivité de sa mise en scène; inventivité qui se manifeste d’abord dans les gags. Le comique est typique de Lubitsch, jouant magistralement des ellipses et des métaphores (à ce titre, le moment du shampoing/plaisir sexuel est particulièrement gratiné). Une séquence, au début, suffit à comprendre l’esprit de cette charmante opérette: Jeanette MacDonald à la fenêtre de son train chante une chanson, Beyond the blue horizon qui deviendra son tube; elle est alors reprise en choeur par les ouvriers dans les champs. Ce passage fait montre d’une fantaisie débridée mais pas ostentatoire, il fait montre d’une confiance tranquille dans le pouvoir enchanteur du cinéma. Cette confiance fait d’autant plus plaisir à voir qu’à cette époque (début du parlant), les producteurs n’osaient guère les séquence musicales qui n’avaient pas pour cadre la scène.
On regrettera simplement qu’à sa fin, la délicieuse opérette épicurienne sombre dans la guimauve conventionnelle. De plus, Jack Buchanan est un élégant jeune premier mais il est loin d’être aussi à son aise que Maurice Chevalier, acteur génial dont le jeu ironique et malicieux était en parfaite symbiose avec le style de Lubitsch. Nous y reviendrons.

Duellistes (Ridley Scott, 1977)

Deux officiers de la Grande armée ne cessent de se battre en duel à cause de l’obsession de l’un des deux, obsession qui confine à la folie. Tous les enjeux potentiels (enjeux dramatiques, moraux, psychologiques…) de ce sujet tiré d’une nouvelle de Conrad sont évacués par le traitement publicitaire de Ridley Scott. La joliesse de son imagerie semble être le principal souci du réalisateur. C’est agréable à regarder pendant quelques minutes mais ça n’est pas beau car c’est tellement léché et apprêté que le caractère artificiel des images saute aux yeux. Il y a beaucoup de plans larges censés imiter un style pictural mais le vide de ces cadres détache la mise en scène de toute réalité. Certains d’entre eux annoncent les horreurs numérico-dévitalisées de Jean-Pierre Jeunet et Titoff. C’est dire.

Extase (Gustav Machatý, 1933)

Le film resté celèbre pour le nu de celle qui allait devenir Hedy Lamarr, nu intégral considéré comme le premier sur grand écran par les mauvaises histoires du cinéma. En fait, Extase est un de ces films médiocres dont l’excessive réputation a été créée par les commissions de censure pudibondes et les ligues de vieilles filles américaines. Il est vrai que le film aborde franchement la question du plaisir féminin qui comme le titre l’indique est l’objet du film. Plus que le fugitif nu, c’est une des scènes d’amour les plus suggestives parmi celles tournées à l’époque qui marque. Cette audace du propos n’empêche malheureusement pas les caractères d’être atrocement convenus. Formellement, le film est nul, affreusement ampoulé et dénué du moindre embryon de grâce.

La vallée de la peur (Pursued, Raoul Walsh, 1948)

Le destin tragique d’un homme hanté par son passé.
Lecteur, je vous vois venir: avec une phrase aussi vague et passe-partout, vous vous dites que je ne me foule pas trop. Sachez justement qu’il est difficile de résumer Pursued de façon plus précise sans rentrer dans les détails d’une histoire parmi les plus abracadabrantesques jamais filmées. Une histoire qui met en scène des passions d’une force extraordinaire. Comme dans Duel au soleil (qui était adapté d’un roman écrit par Niven Busch, le scénariste de Pursued) , comme dans les grandes tragédies classiques, il n’y a pas ici d’espace entre l’amour inconditionnel et la haine farouche. Pour se réaliser, le couple central devra affronter le méchant mais aussi et surtout surmonter un passé déchirant qui fait d’eux des ennemis mortels. Apprendre à pardonner, faire face à ses tourments les plus secrets. Cela est raconté sous la forme d’une profusion romanesque qui jamais ne perd le spectateur. Les esprits chagrins n’auront même pas le temps de tiquer sur la lourdeur des symboles psychanalytiques, emportés qu’ils seront par le rythme galopant de la narration.
Rythme dont la vélocité n’a d’égal que la force lyrique de la réalisation. La musique orageuse de Steiner, les images sombres de James Wong Howe donnant des allures de film noir au western, l’utilisation oppressive du majestueux décor de Monument Valley et les éléments perpétuellement déchaînés de la mise en scène (ha, cette façon unique qu’a Walsh de filmer les chevaux lancés au triple-galop) font de Pursued une œuvre terrassante d’intensité dramatique. Plusieurs séquences se hissent à la hauteur de la célèbre fin de Colorado territory en terme de puissance romantique. Alliage monstrueux de trépidation romanesque et de grandeur tragique, Pursued est un film majeur de Raoul Walsh, un film dans lequel l’expression des sentiments de haine et d’amour touche à un paroxysme rarement atteint au cinéma.

Le pavillon noir (The spanish main, Frank Borzage, 1946)


Un film de pirates conventionnel dans lequel on retrouve la patte de Borzage. En effet, au-delà des péripéties habituelles au genre, Le pavillon noir est un vrai film d’amour entre le pirate et sa captive. Les séquences les plus intéressantes du film sont celles qui mettent à jour les divers simulacres des tourtereaux. Malheureusement, la partie « aventures » n’est pas très bien menée, les ficelles du scénario sont très grossières. Le pavillon noir est plusieurs coudées en dessous de La flibustière des Antilles qui lui est la fusion parfaite entre entre le film de pirates et une sensibilité secrètement mélodramatique.

La famille (Ettore Scola, 1987)

La chronique d’une famille bourgeoise italienne sur l’ensemble du XXème siècle…Ici, la grande histoire est moins importante que dans Nous nous sommes tant aimés ou La terrasse. La chronique s’étalant sur quatre-vingts ans, chaque évènement politique n’est pas regardé en profondeur et certains sont carrément éludés (les années de plomb). Ici, Scola s’intéresse d’abord aux sentiments de ses personnages, notamment ceux du patriarche joué par Vittorio Gassman. L’ampleur du récit permet de nous faire partager pleinement ses regrets et ses accomplissements sur le plan affectif.
L’amertume politique de La terrasse laisse place à une nostalgie sereine mais toujours lucide. Il faut voir par exemple les vacheries que s’envoient les personnages à la fin, fin qui aurait pu sombrer dans la guimauve si le film n’était écrit par des maîtres de la comédie à l’italienne (il n’y a pas Age mais il y a Scarpelli au scénario). La distribution est évidemment royale, comprenant nombre de collaborateurs fétiches du cinéaste.
L’abscence de ligne directrice apparente donne à La famille des allures de saga télévisuelle, certains aspects de la mise en scène apparaissent parfois un peu facile (ainsi de la photographie un peu jaunie) mais comment résister à la tranquille virtuosité des narrateurs, comment résister au charme nostalgique des ritournelles d’Armando Trovajoli, comment résister aux jolies Italiennes, comment résister à tout ce qui avait fait le succès d’un certain cinéma transalpin qui brillait alors de ses derniers feux ?

Quatre de l’infanterie (Westfront 1918, Georg Wilhelm Pabst, 1930)

Après la Grande guerre, plusieurs soldats ont raconté leur expérience dans des romans et plusieurs cinéastes ont adapté ces romans. Le premier film sonore de Pabst est ainsi une adaptation de Quatre de l’infanterie écrit par Ernst Johannsen. Le film n’est pas très romancé, c’est une suite de saynètes relativement autonomes les unes par rapport aux autres. Les tranchées sont montrées comme un enfer qui engloutit les forces vives d’un pays sans distinction d’âge ni de classe. L’arrière est constitué de salopes qui trompent leur mari avec leur boucher et de bourgeois condescendants détachés des réalités du front. On ne s’éloigne guère des lieux communs d’un sous-genre du film de guerre dont le représentant le plus connu est A l’Ouest rien de nouveau. Heureusement, Quatre de l’infanterie trouve sa singularité lorsque le ton réaliste de Pabst disparaît peu à peu au profit d’une représentation infernale. La fin est un poème lugubre où boue, chair et métal s’entremêlent dans des plans saisissants qui frappent par leur ampleur chaotique. Cette fin suffit à rendre le film de Pabst supérieur au long et ennuyeux A l’ouest rien de nouveau mais le meilleur film sur le sujet reste à mon sens l’adaptation du chef d’oeuvre de Roland Dorgelès par Raymond Bernard: Les croix de bois.

Le bal des cinglés (Operation Mad ball, Richard Quine, 1957)


Des soldats d’une garnison américaine en France tentent d’organiser une fête chez l’habitant…
Avec son brio habituel, Richard Quine nous montre que lorsqu’il est américain, le comique troupier n’est pas vulgaire. Sa mise en scène est élégante, les beaux cadrages en noir et blanc respirent l’assurance d’un réalisateur émérite. Jack Lemmon est égal à lui-même, c’est à dire irrésistible. La lutte des classes vue sous l’angle de l’affrontement entre officiers et bidasses pour monopoliser les infirmières à leurs soirées respectives ne manque pas de piquant. Au final, une inconséquente mais très sympathique comédie.

Toâ (Sacha Guitry, 1949)

Après une séparation houleuse, un dramaturge raconte ses déboires conjugaux dans une pièce. Mais sa femme perturbe la représentation…Où est le théâtre ? Où est la vie ? Toâ est une mise en abyme pirandellienne. Conforme à l’évolution que prend l’oeuvre de Guitry après la guerre, c’est un film assez théorique où les aphorismes et les idées comptent plus que les personnages et les situations qui apparaissent comme des prétextes à la réflexion sur son art. Réflexion jamais pesante car source de bons mots et d’idées de mise en scène (ainsi des interventions de la femme jouée par Lana Marconi dans la pièce qui se joue). Brillant mais moins gracieux que les joyaux réalisés par le maître avant-guerre.

Christmas (Abel Ferrara, 2001)

Noël 1993 à Manhattan: un couple de jeune bourgeois d’origine dominicaine prépare les festivités, écume les supermarchés pour trouver la poupée que veut leur fille unique…tout en faisant des allers-retours à Harlem pour continuer le trafic de cocaïne qui les fait vivre. Avec une rigueur dramatique exemplaire (la règle classique des trois unités est globalement respectée), Ferrara dresse le portrait d’une ville décadente, dans laquelle la pourriture morale symbolisée par la drogue a inflitré toutes les couches de la sociétés. Y compris la police. La séquence finale qui voit un trafiquant remercié par la communauté pour ses dons aux centres aérés est éloquente quant à l’hypocrisie sociale. Christmas est donc d’abord un saisissant tableau du New-York pré-Giuliani filmé avec cette aura nocturne emblématique du cinéaste.

Pourtant ce film ne se limite pas à une représentation doloriste de la perdition comme peut l’être le lourd et complaisant Bad lieutenant. Il y a quelque chose de rohmérien dans Christmas qui est d’abord l’histoire d’un couple qui se remet en question après un incident lié aux risques de leur métier; incident qui prend la forme d’une péripétie hautement morale mise en valeur par l’épure de l’intrigue. Sans jamais digresser de sa chronique, Ferrara se joue des frontières entre les genres. La séquence du sapin de Noël est merveilleuse, comme si le Capra de La vie est belle, celui d’autant plus lucide qu’il ose croire aux miracles, s’immiscait dans cette histoire sordide.  Conte moral aux accents documentaires, Christmas est un très beau film.