Révolte à Dublin (The plough and the stars, John Ford, 1937)

Le soulèvement dublinois de 1916 vu à travers les yeux d’un jeune couple.

L’adaptation de la pièce de Sean O’Casey The plough and the stars fut un des rares projets personnels du militant de l’IRA qu’était John Ford. Le cinéaste allait d’ailleurs filmer la biographie du célèbre dramaturge irlandais en 1965 (Le jeune Cassidy, son avant-dernier film). Pourtant, Révolte à Dublin s’avère un véritable ratage. Est-ce dû à la crise personnelle que le réalisateur traversait alors (sa liaison impossible avec Katharine Hepburn le rendait plus alcoolique que jamais)? Est-ce dû aux conditions de production de la RKO qui -à l’exception notable de Barry Fitzgerald- refusa d’engager la troupe de l’Abbey theatre demandée par Ford et imposa sa distribution? Toujours est-il que jamais le film ne se dépare de la pire des théâtralités: le spectateur sent en permanence que l’idée précède la réalité.

Révolte à Dublin est essentiellement une dialectique entre l’engagement pour l’émancipation de son pays et l’amour d’une épouse or la mise en scène peine à incarner ce raisonnement. Le film est lourdement handicapé par la fausseté de la reconstitution de Dublin dans les studios de la RKO, les batailles filmées sans progression dramatique et le mépris des notions les plus élémentaires de topographie. Un exemple: l’épouse traverse Dublin pour rejoindre son époux derrière les barricades. Eh bien jamais son parcours n’interfère avec les combats se déroulant tout autour d’elle. Du coup, son déplacement dans une ville à feu et à sang ne revêt guère plus d’importance aux yeux du spectateur qu’une promenade de santé.

La seule chose qui importe aux auteurs, ce sont les dialogues entre elle et son mari. Des dialogues sentencieux et pesants faits de tirades généralistes sur l’amour, les femmes, les hommes, l’Irlande. Des dialogues qui évidemment ne contribuent pas à faire exister les personnages. D’ailleurs, Révolte à Dublin est l’occasion de voir la grande Barbara Stanwyck mauvaise. Sans la moindre nuance, elle ne fait que geindre tout le long du film. Il faut dire que son rôle est à sens unique et dénué de toute complexité humaine.

Reste tout de même, au sein de cette fausseté permanente, une séquence d’exécution sublime qui révèle toute la grandeur du metteur en scène.

Belle épine (Rebecca Zlotowski, 2010)

Une adolescente de 17 ans se retrouve plus ou moins livrée à elle-même après le décès de sa mère.

Le premier film de Rebecca Zlotowski est typique du jeune cinéma d’auteur français par plusieurs aspects. D’abord, il aborde la thématique récurrente de l’initiation adolescente. Ensuite, il fait montre d’une tendance à l’opacité narrative, au refus des explications et des développements. L’auteur se méfie visiblement du récit. Ainsi, plusieurs digressions (sur la religion notamment) apparaissent incongrues faute de mise en correspondance nette et précise avec le reste du film. Dans le même ordre d’idée, on pourra également regretter que le contexte -a priori original et excitant- des bandes de motards de Rungis soit aussi peu exploité. Les personnages secondaires n’existent pas beaucoup.

Ce manque de foi envers la fiction, récurrent lui aussi dans le cinéma post-Pialat, est frustrant car il est évident dès les premières images que Belle épine n’a rien d’une chronique réaliste mais a plutôt à voir avec la fable. Le film flirte même ouvertement avec le fantastique et c’est d’ailleurs en enrichissant d’une tonalité irréelle certains passages canoniques du genre (le réveil face aux parents de l’amoureux) que la réalisatrice singularise son oeuvre et montre son talent pour la mise en scène. L’ambiance des scènes nocturnes est également réussie grâce entre autres à une bande-son adéquate. Enfin, Léa Seydoux est véritablement excellente et comme elle porte le film sur épaules, celui-ci ne saurait être mauvais.

L’assomeur (Thunderbolt, Josef Von Sternberg, 1929)

Triangle amoureux entre un caïd, un brave garçon et une fille de mauvaise vie.

Il s’agit du premier film parlant de Josef Von Sternberg. Son sens de l’atmosphère visuelle, présent surtout au début du film lors des scènes de bouges, ainsi que la dureté et l’humour noir de Jules Furthman, son scénariste de prédilection, transcendent une intrigue mélodramatique. Dommage que la construction narrative s’avère laborieuse avec une  seconde partie en prison bien longue.

Et vogue le navire…(Federico Fellini, 1983)

A la veille de la Première guerre Mondiale, des ressortissants de la haute-société italienne s’embarquent sur un paquebot.

C’est évidemment la fin d’un monde que Fellini filme ici. Le naufrage du bateau est ici le symbole de la disparition de l’ancienne société. Une allégorie originale et inattendue étirée sur plus de deux heures au cas où le brave spectateur peinerait à comprendre le génie visionnaire de l’Auteur. Et vogue le navire… est cependant moins lourd, moins complaisant, moins ennuyeux, bref plus intéressant que d’autres films du cinéaste (Fellini-Satyricon, Fellini-Casanova, Fellini-Roma…) car la décadence du style répond ici à la décadence de la société représentée. Force est de constater que l’artifice outrancier de la mise en scène crée finalement une véritable mélancolie.

The nickel ride (Robert Mulligan, 1975)

Le jour où un mafieux se révolte contre la suppression d’un de ses amis, sa vie jusqu’ici bien réglée bascule.

Si vous êtes amateur de westerns et que vous n’avez pas vu The nickel ride, se figurer une version 70’s du Johnny Ringo de Henry King est un bon moyen d’imaginer le héros du film dont il est question ici. Comme l’auteur de La cible humaine, Robert Mulligan distille en filigrane de son film de genre un humanisme sentimental. Les sentiments sont en effet pour son personnage la dernière façon d’exister dans un monde vicié. Un sursaut d’humanité (une faiblesse?) dû à l’âge va le conduire à se dresser face à un système pourri. Une des particularités du film est que cette prise de conscience n’est pas explicitée. The nickel ride n’est pas le récit manichéen d’un affrontement entre le gangster qui se met à être gentil et la méchante organisation.

Robert Mulligan est suffisamment subtil pour entretenir un mystère qui n’a rien à voir avec un vulgaire flou artistique. En effet, la mise en scène s’articule autour de deux axes.
D’abord, elle crée un climat de paranoïa en misant sur la subjectivité du point de vue. Ce qui conduit naturellement le spectateur à douter des fondements des inquiétudes du héros. On est dans la plus pure tradition du film américain de complot et en cela, The nickel ride est le cousin direct de Conversation secrète (tous deux furent d’ailleurs présentés au même festival de Cannes).
Ensuite -et c’est là que le film se singularise par rapport à Conversation secrète et autres films du genre- l’abstraction du récit policier n’empêche pas la chaleur humaine. Suivant un art de la rupture de ton propre à Robert Mulligan, plusieurs séquences intimistes font exister les personnages dans un contexte familial et amical. Elles sont simples, empruntes de pudeur et de dignité et jouées par des acteurs formidables. La relation du héros avec son neveu, tout en non-dits, est particulièrement émouvante. Linda Haynes, une beauté sudiste à la Tuesday Weld qui s’est malheureusement reconvertie dans le secrétariat, est attachante dans le rôle de sa femme.

The nickel ride montre un homme qui, tout en n’existant que par elle, se met à sentir que l’organisation pour laquelle il travaille bouffe complètement sa vie. Moins par esprit de rédemption que par mûrissement émotionnel. Il est petit chef dans la mafia, il pourrait tout aussi bien être cadre dans une grande entreprise. L’important est qu’il se sente vieillir, qu’il se sente dépassé par son époque et que, sans jamais l’avouer à personne, il ne supporte plus son travail. Sans en faire beaucoup, Jason Miller est absolument magnifique dans ce rôle de héros fatigué.

Bref, à la fois inscrit dans son époque et profondément original, The nickel ride est un des plus beaux polars américains qui aient été.

Sous le ciel de Paris coule la Seine (Julien Duvivier, 1951)

Une journée à Paris vue à travers des personnages divers et variés dont les destins vont s’entremêler.

Sous le ciel de Paris est en quelque sorte l’ancêtre des films choraux de Robert Altman. On y retrouve le même genre de pessimisme qui apparaît gratuit parce que surplombant. Celui de Duvivier concerne surtout le devenir des relations amoureuses. Le film est constitué de saynètes mettant en scène d’une façon conventionnelle des personnages conventionnels dans des situations non moins conventionnelles. Je songe aux moments dans lesquels la voix-off est utilisée pour exprimer d’une façon littérale les pensées d’un personnages. C’est lourd et représentatif d’un style globalement vulgaire. Heureusement, la virtuosité de la narration et la qualité des comédiens font que le film fonctionne plutôt bien malgré certains moments de creux.

La brigade héroïque (Saskatchewan, Raoul Walsh, 1954)

Alors que les Sioux vainqueurs de Custer passent la frontière canadienne pour mobilier les Crees dans leurs révolte, une poignée de soldats de la police montée canadienne entreprend une expédition pour avertir la garnison d’un fort du danger imminent.

L’histoire de ce commando en territoire hostile, à rapprocher de Objective Burma! et Distant Drums, est parasitée par la sous-intrigue inintéressante d’un protagoniste féminin. De plus, Shelley Winters n’étant pas la plus belle des actrices hollywoodienne, il est dur de croire à son personnage pour qui plusieurs hommes sont morts. Les enjeux politiques du scénario sont intéressants mais leur résolution simpliste montre le caractère très conventionnel de La brigade héroïque. Pourtant, la vivacité du rythme et surtout les splendides paysages canadiens remarquablement mis en valeur par un Technicolor très saturé rendent ce western agréable à regarder.

Le sillage de la violence (Baby the rain must fall, Robert Mulligan, 1964)

Un chanteur de rock&roll retrouve sa femme et sa fille après avoir passé quelques années en prison. Il va tenter de percer tout en luttant contre les démons qui le rendent violent.

Le titre (original) est magnifique mais le film n’est pas franchement convaincant. D’abord, il souffre d’avoir un acteur aussi médiocre que Steve McQueen dans le rôle principal. En plus d’être post-synchronisé lors des scènes musicales, en plus de mal imiter l’accent sudiste, le comédien peine à retranscrire la colère rentrée de son personnage. Il faut dire que le bougre n’est guère aidé par un scénario qui se complait dans le flou narratif, esquissant sans les traiter une multitude de pistes (rêve américain, couple, emprise d’une marâtre façon Psychose…). Reste une poignée de jolis moments transcendés par la musique de Bernstein ainsi que l’ineffable charme de Lee Remick. Et encore: le noir et blanc ne saurait rendre justice aux yeux sublimes de la belle.

Les cent cavaliers (Vittorio Cottafavi, 1964)

En l’an mil, l’affrontement entre les Chrétiens et les Maures autour d’un village castillan.

Un véritable film épique. Le récit ne s’embarrasse pas de conventions romanesques. Sans la moindre facilité dramaturgique, Les cent cavaliers raconte l’affrontement de deux forces antagonistes après une implacable escalade politique (occupation…). Il n’y a ni diabolisation ni angélisme d’aucun des deux camps. Les adversaires peuvent se respecter mutuellement comme lors du duel entre un Musulman et le jeune fils d’un Espagnol. Le regard de Cottafavi est impartial, net et direct. A l’image de sa mise en scène rigoureuse dont la beauté classique est à peine entachée par une poignée de zooms vulgaires.

L’intérêt d’un film qui montre la guerre avec un tel détachement (le même détachement que celui d’Otto Preminger dans ses films contemporains, c’est à dire un détachement qui n’a rien de la posture cynique mais qui vise à la représentation objective d’une réalité donnée), c’est qu’il vaut mieux que les pamphlets de tous les Yves Boisset du monde. Le grand film épique qu’est Les cent cavaliers s’avère in fine un grand film pacifiste parce que lorsque la guerre est montrée dans sa vérité la plus nue, sans vouloir-dire intempestif, sans discours encombrant, son horreur n’en est que plus flagrante. Ainsi, la beauté des cohortes de cavaliers dessinant des arabesques dans toute la largeur du Cinémascope n’a d’égale que l’ampleur chaotique de la bataille finale. La pellicule passe alors de la couleur au noir et blanc et les belligérants se retrouvent indifférenciés dans leur destin commun: la mort.

Epopée au sens homérique du terme, Les cent cavaliers est dépourvu de psychologie mais contient une poignée de moments intimistes simples et vrais qui insufflent chair et vie à ses protagonistes archétypaux.

Ce vigoureux chef d’oeuvre de Vittorio Cottafavi allait être un cuisant échec -le deuxième de sa carrière après des débuts dans le cinéma d’auteur anéantis par la critique néo-réaliste- et devait éloigner son réalisateur des plateaux de cinéma pendant près de vingt ans.

Les quatre cavaliers de l’Apocalypse (Vincente Minnelli, 1962)

Une famille argentine d’origine européenne se déchire lorsqu’éclate la seconde guerre mondiale.

« Grandiose » est un terme qui sied parfaitement à ce remake du classique muet avec Rudolph Valentino. Vincente Minnelli s’en donne à coeur joie. Le Cinémascope-couleurs est plus que flamboyant, la mise en scène ouvertement expressionniste, la théâtralité complètement assumée. Plusieurs magnifiques morceaux de bravoure, au premier rang desquels la mort du patriarche foudroyé par une crise cardiaque une nuit d’orage après un terrible discours annonçant le drame qui va s’abattre sur sa famille, sont à faire figurer dans l’anthologie du cinéaste.

Néanmoins ce style rococo -clinquant diraient peut-être certains- ressemble parfois à un éclatant vernis uniformément appliqué sur un matériau fondamentalement déséquilibré. Le récit, riche d’enjeux dramatiques, manque d’unité. Les différentes intrigues sont liées uniquement par l’artifice symbolique et lourdaud des quatre cavaliers du titre. A ce problème s’ajoute celui d’une distribution prestigieuse mais inégale. Glenn Ford peine à être crédible en dandy contraint de s’engager. Le foisonnement narratif et l’ultra-dramatisation de la mise en scène ne camouflent donc pas complètement la superficialité des Quatre cavaliers de l’Apocalypse.

Cette fresque spectaculaire au sens le plus pur du terme est tout de même assez impressionnante pour être vue sans ennui. Ce qui pour un film durant deux heures et demi n’est pas un mince compliment.

L’esclave du péché (Raffaello Matarazzo, 1954)

Suite à une catastrophe ferroviaire, une prostituée recueille une orpheline mais il va être difficile pour une femme de sa condition d’obtenir le droit de l’adopter…

Cette phrase d’introduction ne donne qu’un léger aperçu de l’accumulation de poncifs mélodramatiques du scénario. L’esclave du péché est une sorte d’essence de mélodrame réalisée par un maître du genre. A quoi reconnaît-on le maître? Au fait que les conventions n’apparaissent jamais dans son oeuvre comme des béquilles (il n’y a guère que le personnage du maquereau qui soit une facilité) mais qu’elles lui permettent d’isoler la substance d’un drame. Ce drame, c’est celui de beaucoup de grands mélos, c’est celui de l’oppression de la femme dans une société ultra-rigide. Le talent de Matarazzo, c’est de raconter son histoire en ne gardant que l’essentiel. Il fait preuve d’un sens de l’épure dans la mise en scène comparable à celui de Fritz Lang dans ses derniers films.

Thé et sympathie (Vincente Minnelli, 1956)

A l’occasion d’une réunion d’anciens étudiants, un homme retourne à l’université et se souvient de sa jeunesse. Ses problèmes d’intégration au groupe mais aussi sa première expérience sexuelle avec l’épouse de son professeur de sport…

Oui, Thé et sympathie est l’adaptation d’une pièce de théâtre new-yorkaise initialement mise en scène par Elia Kazan. Mais qu’importe puisque les nombreux dialogues sonnent toujours vrai et que les comédiens sont d’une perpétuelle justesse.
Oui, les allusions à l’homosexualité de l’oeuvre originale ont été gommées par le traitement hollywoodien. Mais qu’importe puisque la portée de l’oeuvre s’en trouve intelligemment généralisée.

Thé et sympathie est un miracle de délicatesse et de sensibilité. Les auteurs condamnent un système et des valeurs sans jamais condamner les hommes qui vivent avec. Cette bouleversante apologie des sentiments figure, aux côtés de L’horloge et Il faut marier papa, parmi les chefs d’oeuvre de la veine feutrée de Vincente Minnelli.

Julie pot-de-colle (Philippe de Broca, 1976)

Jean-Luc, le fondé de pouvoir d’une banque parisienne en mission au Maroc vient en aide à Julie, une jeune femme ayant accidentellement tué son mari…

Cette rencontre avec Julie marque le début d’une série de catastrophes dans la vie parfaitement réglée de Jean-Luc. L’anti-conformisme du personnage de Julie apparaît souvent artificiel, servant une intrigue qui oppose schématiquement la liberté de l’héroïne aux compromissions d’une carrière de cadre dans une banque. De plus, les gags sont assez peu désopilants, l’inventivité comique n’étant pas franchement au rendez-vous.

Heureusement, la jolie frimousse de Marlène Jobert, la sympathie dégagée par les deux protagonistes, la rapidité du rythme, l’entrain de Marlène Jobert, la belle musique nostalgique de Delerue et quelques idées poétiques dans la mise en scène contribuent à incarner ce qui sur le papier n’était sans doute que plates conventions. Julie pot-de-colle s’avère finalement une jolie histoire d’amour. Julie se rend compte que malgré les apparences, Jean-Luc n’est pas « comme les autres » et dès lors, ses bêtises ne seront que tentatives de séduction.

Encore une fois, la profonde tendresse de Philippe de Broca pour ses personnages ainsi que son élégance naturelle (voir la façon très discrète dont il égratigne la modernité, se moquant ici des grands projets d’urbanisme, là de la mode psychanalytique) transfigurent ce qui n’aurait pu être qu’une comédie banale et pas drôle. Satirique sans être méchant, libertaire sans être revendicatif, Julie pot-de-colle est un film aussi mineur qu’attachant. Un film dont le charme volatile mais réel ravira les gens de bon goût que sont les amateurs de Philippe de Broca.

Amère victoire (Nicholas Ray, 1957)

Désert de Libye, 1943: deux officiers de caractères opposés et amoureux de la même femme sont intégrés au même commando.

Sur le papier, une coproduction américano-française avec Cürd Jurgens et Richard Burton adaptée d’un best-seller de René Hardy dirigée par le réalisateur de La fureur de vivre avait de quoi faire peur. Amère victoire est pourtant un des trois ou quatre plus beaux films de Nicholas Ray.  C’est que la réflexion sur la lâcheté sous-tendue par le roman est un matériau qui sied parfaitement à ce poète obsédé par les fêlures intimes des durs à cuire. Le lyrisme plastique du cinéaste s’épanouit dans un superbe Cinémascope Noir-et-blanc. On n’est pas près d’oublier les visages des héros se découpant dans la nuit étoilée, donnant une tonalité cosmique au drame filmé, résumant le monde en une scène de théâtre. La dimension plastique et la dimension dramatique de la mise en scène sont peut-être plus intimement liées chez Nicholas Ray que chez aucun autre cinéaste américain.

L’excellente et théâtrale prestation de Richard Burton, la musique lyrique composée par Maurice Le Roux et diverses idées géniales tel que le barillet se révélant vide au moment d’achever un blessé transfigurent le film de guerre et haussent Amère victoire vers la tragédie. Pendant presque tout le film, on peut trouver l’opposition entre les deux officiers trop manichéenne, regretter que l’empathie soit évidente pour le personnage de Burton tandis que celui de Jurgens est systématiquement montré comme un salaud. Et puis arrive un plan sublime à la fin qui explique tout. Au retour de sa périlleuse mission, sa femme l’accueille sans l’embrasser, cherche du regard l’autre. En une seconde, tout son comportement précédent est justifié à l’esprit du spectateur. Et la justification n’est pas morale mais émotionnelle. Amère victoire est donc bel et bien un chef d’oeuvre de Nicholas Ray.

Heartworn highways (James Szalapski, 1981)

Dans les années 70, une bande de jeunes musiciens chevelus débarque à Nashville, capitale de la country.

Heartworn highways est à mi-chemin entre la captation documentaire et le video-clip. Ce n’est pas  à proprement parler un film sur le mouvement outlaw-country. En dehors d’une scène avec un barman du coin qui dit ce qu’il pense de ce nouveau style musical, pas grand-chose de la petite révolution initiée par Townes Van Zandt, Guy Clark et les autres n’y est expliqué. Il n’y a aucune intention didactique. James Szalapski montre les musiciens, au travail et au quotidien. Lorsque ces deux aspects sont intimement liés, cela donne lieu à des séquences sublimes. Ainsi de Townes Van Zandt jouant Waitin around to die sous le porche d’un de ses amis, un vieux Noir, qui ne peut s’empêcher de verser des larmes. Ou alors la séquence finale où une bande d’amis attablés (dont Guy Clark et le tout jeune Steve Earle) sort les guitares et pousse la chansonnette autour des bières et des clopes. Pas d’afféterie, pas d’ornement, juste la chaleur du moment.

Certes, l’absence de ligne directrice est cruelle pour les passages les moins intéressants qui du coup ne sont pas intégrés à un ensemble les transcendant. Les éparses séquences de studio n’étant pas mises en relations avec le reste du processus créatif (au contraire par exemple du One+One de Godard qui montrait celui-ci dans sa continuité) sont purement anecdotiques. L’absence de recul sur son sujet de la part du réalisateur le conduit également à jouer le jeu des artistes les plus fanfarons. Voir le ridicule du concert en prison de David Allan Coe, par ailleurs auteur de très belles chansons.

Hearthworn highways n’en reste pas moins une sorte d’idéal de cinéma. Entre autres du fait de cette absence de mise en perspective des diverses séquences qui le composent, absence qui montre que les auteurs n’avaient pas de discours préétabli, il se dégage du film un puissant parfum d’authenticité, l’impression de voir l’Amérique vraie, c’est-à-dire celle que l’on imagine à travers les fictions de John Ford, Robert Duvall ou Victor Nunez. Cette impression est accentuée par la présence dans le film de séquences sans rapport apparent avec la musique. Des fermiers au boulot. Des vaches qui meuglent sous la neige. Le tout filmé sans esthétisme mais mis en musique avec les chansons qui vont bien.

Vampyr, ou l’étrange aventure de David Gray (Carl T. Dreyer, 1932)

Après s’être installé dans une mystérieuse auberge, un jeune homme se retrouve aux prises avec des forces maléfiques.

Premier film parlant de Carl Dreyer, Vampyr souffre du manque de maîtrise des nouvelles techniques de la part de son auteur. Certes, le travail sur l’ambiance sonore démontre l’esprit expérimentateur et visionnaire du cinéaste. En revanche, les intertitres sont encore très présents et la narration est alourdie par des procédés archaïques tel que l’exposition plein cadre de pages de manuscrits lus par les personnages. Par ailleurs, certains passages sont parfaitement inutiles au récit, tel la séquence de rêve. L’archaïsme du film se traduit également dans la présentation du vampire, bien moins subtile que dans Nosferatu sorti dix ans auparavant. Dans le chef d’œuvre de Murnau, le monstre fascinait et était le révélateur des pulsions enfouies chez les bourgeoises. Ici, c’est juste le méchant damné qui pompe le sang des victimes.

Malgré son scénario médiocre, Vampyr est un film fascinant. Ce grâce à la mise en scène puissante de Dreyer. Le Danois n’a pas son pareil pour filmer les éléments, pour donner aux choses tout leur poids. L’incidence des rayons du soleil sur le front d’un mort, une meule en action, l’austérité puritaine des chambres de l’auberge…donnent lieu à autant d’images fortes baignées d’une superbe lumière grise à l’opposé des poncifs expressionnistes en vogue à l’époque. Le cinéaste crée une atmosphère unique à partir des éléments les plus banals. Bref, il ne manque pas de style.

Pesant mais impressionnant, Vampyr est un film purement dreyerien.