La Terre (Alexandre Dovjenko, 1930)

On l’a quelque peu oublié aujourd’hui mais l’Ukraine fut une des provinces soviétiques où le cinéma était le plus florissant. Dans les années 20, le pouvoir central avait bien du mal à étouffer les traditions des metteurs en scène de ce pays de petits propriétaires (les vilains koulaks). Pour rééduquer les réfractaires, on fonda une école de cinéma à Odessa mais les cinéastes détournèrent l’expression du sentiment national en exaltant la Nature. A la fin des années 20, les Soviets décidèrent alors de frapper un grand coup en fermant les studios d’Odessa et de Yalta. Plusieurs réalisateurs furent envoyés en stage de rééducation à Moscou. Ils revinrent dans leur pays natal frappés par la lumière du génial petit père des peuples.

Alexandre Dovjenko était de ceux-ci, qui entreprit dès son retour de « combattre le nationalisme et le chauvinisme réactionnaire ukrainiens et chanter et glorifier la classe ouvrière ukrainienne qui a accompli la révolution socialiste » (propos de Dovjenko à propos de L’Arsenal, son film réalisé avant La Terre). La Terre est donc d’abord un film de propagande célébrant la « vie nouvelle », cette tarte à la crème du cinéma soviétique. La vie nouvelle, ici, ce sont les tracteurs et la mécanisation de l’agriculture qui permettront aux serfs de s’émanciper des koulaks. C’est pour le moins schématique, le drame individuel symbolisant cette lutte n’a strictement aucun intérêt tant il est traité niaisement, mais c’est sauvé de la pire des platitudes par un réel sens plastique.

C’est que Dovjenko a intégré le folkore ukrainien aux exigences du Parti. A priori, des plans appuyés sur la rosée tombant des pommes, sur les chevaux qui galopent, sur les têtes des vaches, sur les blés soufflés par le vent n’ont que peu à voir avec la doxa révolutionnaire. Aussi beaux soient ces plans. L’idée de Nature, c’est à vrai dire l’antithèse absolue du marxisme. Pourtant -et c’est là le génie du cinéaste- le montage fait que tous ces plans appuient et augmentent infiniment la portée du discours sur la « vie nouvelle ». La symphonie d’images montre qu’il n’y a pas que la foule de kolkhoziens qui empêche le koulak assassin de dormir tranquille. La Nature elle-même rend caduque l’existence des koulaks. A en croire ce film de propagande aux allures de poème cosmique, les saisons n’attendaient que le communisme pour se dérouler correctement.

Madame Bovary (Vincente Minnelli, 1949)

Emma Bovary, mariée à un médecin de campagne, rêve de luxe et d’amours romanesques.

Alors que de la part de ce grand sentimental qu’était Minnelli, on pouvait attendre une superbe trahison de Flaubert, Madame Bovary s’avère un des films les plus cruels du cinéaste. Emma y est montrée telle qu’elle est: une petite dinde écervelée. Jennifer Jones n’a d’ailleurs jamais été aussi moche. Le spectateur n’éprouve donc pas la moindre empathie pour elle. Le parti-pris moraliste n’est cependant pas assumé jusqu’au bout pour deux raisons. D’abord la reconstitution fastueuse magnifie la province si violemment critiquée par les auteurs. Ensuite, le récit prend très au sérieux les différentes tentatives d’Emma de s’évader. Il manque parfois de distance.

Bref, Madame Bovary manque d’un point de vue clair et affirmé sur son sujet. Le film est cependant sauvé de l’académisme par Van Heflin, encore une fois sublime en mari plein de bon sens. Ensuite, la virtuosité de l’immense metteur en scène qu’était Minnelli insuffle une intensité dramatique hors du commun à plusieurs séquences. Sans être un film majeur du cinéaste, Madame Bovary se doit d’être vu rien que pour sa fameuse « scène du bal ». A noter aussi une superbe musique de Miklos Rozsa.

Quand tu liras cette lettre (Jean-Pierre Melville, 1953)

Sur la Côte d’Azur, une novice qui s’apprêtait à prononcer ses voeux sort du couvent pour s’occuper de sa jeune soeur car leurs parents viennent de décéder dans un accident.

Les péripéties de ce mélodrame réussissent le tour de force d’être à la fois de plus attendues et de plus en plus abherrantes. On se dit, « il ne vont pas oser »…et si, ils osent! Cela s’achève dans le ridicule le plus total. Inutile de dire que l’on ne retrouve rien (si ce n’est une certaine misogynie) de l’auteur du Samouraï dans ce très mauvais film qui fut la seule commande de sa carrière.

Lone star (John Sayles, 1996)

Dans une ville texane près de la frontière mexicaine, l’impromptue découverte d’un squelette réveille des histoires vieilles de trente ans…

A situer quelque part entre Robert Altman et Yves Boisset, Lone star est un polar choral tout ce qu’il y a de plus artificiel. L’intrigue est reine et l’auteur ne recule pas devant les coïncidences les plus grossières pour la boucler. Les personnages sont schématiques au possible (pauvre Kris Kristofferson!), la mise en scène grossière, le discours (« les héros ne sont pas parfaits, le racisme c’est mal ») convenu. Reste une poignée de jolis moments dûs à certains acteurs, notamment Elizabeth Peña.

En présence d’un clown (Ingmar Bergman, 1997)

Dans les années 20, un ingénieur interné en hôpital psychiatrique et féru de Schubert invente le cinéma parlant.

Arrivé en fin de carrière, Ingmar Bergman ne se préoccupe plus guère d’inscrire ses éternelles obsessions (la mort, le sexe, le théâtre, l’absence de Dieu tout ça) dans une quelconque réalité. En présence d’un clown est peut-être son film le plus décharné, le plus cru. Le problème est qu’une abstraction aussi prononcée anesthésie complètement le film. Heureusement, son ultime ultime film, Saraband, allait être d’un tout autre acabit.

Wagon Train: The Colter Craven story (John Ford, 1960)

Le convoi de pionniers mené par le prêcheur Seth Adams recueille un médecin alcoolique.

Wagon Train est une dramatique télé qui prolonge le chef d’oeuvre absolu qu’était Wagon Master (Le convoi des braves). Cet épisode réalisé par Ford lui-même est typique de son metteur en scène puisqu’on y conte la rédemption d’un médecin alcoolique sur fond de guerre de Sécession. Outre Ward Bond dans le rôle principal de la série, on retrouve dans The Colter Craven story une bonne partie de la petite troupe habituelle de John Ford: Anna Lee, John Carradine, Ken Curtis…et même John Wayne dans un tout petit rôle! Un tel travail télévisuel permet au réalisateur de retrouver la naïveté primitive des westerns du début de sa carrière. Certes la résolution de l’intrigue est simpliste mais on appréciera l’épure de la narration.

Cette épure n’empêche pas des des fulgurances dans la mise en scène qui permettent de constater la plus value d’un John Ford par rapport aux metteurs en scène lambda de la série (qui n’étaient pas des nuls pour autant).  Cette plus-value fordienne, c’est l’abîme qui sépare la banalité de l’évidence. C’est l’oeil du maître qui trouve toujours la bonne composition, le bon cadrage sans que la beauté ne semble apprêtée. La beauté chez Ford apparaît toujours naturelle. Elle vient d’une certaine attention aux chariots, aux chevaux, aux rochers qui éloigne ses westerns de toute forme de convention et les rend donc si singuliers. Une attention non pas documentaire mais émerveillée devant la beauté du monde. Le cinéaste fait durer un plan ici ou là, il s’attarde sur des chevaux galopant vers une rivière. Cela paraît tellement simple, le cinéma, avec Ford: des chevaux au galop, des scènes de bal et des paysages édéniques. De quoi a t-on besoin de plus pour réaliser une splendeur?

Il faut tout de même préciser pour rendre justice à ses petits camarades réalisateurs que plusieurs plans de Wagon Master ont été insérés dans l’épisode de Ford.

Up the river (John Ford, 1930)

Un jeune homme de bonne famille emprisonné suite à une bagarre qui a mal tourné tombe amoureux d’une co-détenue.

Ceci n’est que le bref aperçu d’un récit particulièrement décousu. Il y a un mélange de gravité et de comique typiquement fordien. Up the river marque la première apparition à l’écran de deux futures stars: Spencer Tracy et Humphrey Bogart. Si le cabotinage de Tracy s’avère convaincant, Bogart dans un rôle de fils de bonne famille à l’opposé de ceux qui le rendront célèbre dix ans plus tard est loin de crever l’écran. Son total mépris de toute vraisemblance, alors que la marque des plus beaux films de Ford (Convoi des braves, Soleil brille pour tout le monde… ) est de parvenir à rendre crédibles les utopies du cinéaste, empêche de toute façon Up the river d’être considéré comme autre chose qu’une curiosité.

The black watch (John Ford, 1929)

Le capitaine King de l’armée britannique part en Inde alors que commence la Première guerre mondiale, passant pour un lâche aux yeux de ses camarades. En réalité, il est en mission secrète pour libérer des soldats britanniques détenus dans cette région…

Le début est typiquement fordien avec départ de soldats à la gare, chants collectifs et adieux des épouses. C’est assez réussi malgré la lenteur inhérente à ces tout-débuts de cinéma parlant. Après le départ en Inde, le scénario vire au grand n’importe quoi et le jeu excessivement solennel des acteurs achève de faire de The black watch un véritable navet. A noter que plusieurs scènes de dialogue n’ont pas été dirigées par Ford mais par le comédien Lumsden Hare.

Trois sublimes canailles (Three bad men, John Ford, 1926)

En 1877, trois voleurs de chevaux s’incrustent dans un convoi de pionniers en route vers le Dakota. Suite à un drôle de malentendu, ils se mettent en tête de protéger une jeune orpheline.

En dehors des joyaux primitifs réalisés avec Harry Carey qui ne sauraient être comparés avec la suite de l’oeuvre, Trois sublimes canailles est -peut-être, je n’ai pas encore tout vu- le chef d’oeuvre muet de John Ford. Le mariage entre l’intime et le grandiose est bien plus harmonieux que dans Le cheval de fer tourné précédemment. L’intrigue n’est pas toujours très bien ficelée (certaines coupes de la Fox se font sentir) mais elle est littéralement transcendée par le talent du metteur en scène.

Ford passe avec un égal brio de la tendresse des jeux de séduction entre jeunes gens (ha, Olive Borden dans son bain!) à l’horreur pure d’un incendie d’église qui a plus à voir avec les scènes de massacre organisé de La porte du Paradis qu’avec quoi que ce soit d’autre dans sa filmographie à venir. Sans oublier évidemment les magnifiques images de convois de pionniers se déployant dans l’immense prairie. Enfin, même si là n’est pas le sujet d’un film qui se concentre sur la ruée des pionniers, on notera la dignité avec laquelle sont filmés les Indiens qui voient passer les convois sur leurs terres. A un plan symbolique près, l’inspiration plastique semble toujours naturelle, la beauté révélée et non calculée.

Trois sublimes canailles cristallise une époque mythique, un moment de transition où naît non pas une nation mais une civilisation, un moment où les frontières sont assez incertaines pour que des circonstances hasardeuses révèlent l’inattendue grandeur d’âme de certains personnages. C’est en cela un des plus beaux westerns qui soient.