Le diabolique Dr Mabuse (Fritz Lang, 1960)

La police enquête sur le Docteur Mabuse qui serait de retour dans un grand hôtel.

Pour son ultime film, Fritz Lang retrouve le docteur Mabuse. Ce dernier opus est peut-être le meilleur des quatre épisodes qu’il réalisa. En quarante ans, le cinéaste a beaucoup progressé dans le sens de l’épure. Le diptyque muet n’était ni plus ni moins que du Fantomas avec des décors bizarres (autant dire que le regarder en entier aujourd’hui nécessite une bonne dose d’indulgence) et le suivant avait une forme nettement plus rigoureuse et concise mais souffrait tout de même d’une lenteur incertaine liée aux débuts du parlant.

A mesure qu’elle tend vers l’abstraction, la mise en scène de Fritz Lang  met à nu la mécanique diabolique du docteur, ce qui autorise de la part du spectateur les interprétations les plus variées (totalitarisme, crise financière, métaphore de la mise en scène, vidéo-surveillance…). C’est en ça que Mabuse se distingue du vulgaire feuilleton à la Fantomas (qui, comme Mabuse, revenait d’ailleurs en ce début des années 60) et c’est ce qui rend les deux derniers films de la série intemporels. Tout, dans ce dernier film, respire la perfection. Il n’y a pas de graisse. Les décors sont neutres, la photo est d’une blancheur rigoureusement impersonnelle, la musique est quasi-absente, le lieu est unique et surtout l’intrigue, colonne vertébrale du film, est impeccable. Il y a aussi une légèreté du style qui tranche d’avec la pesanteur des tragédies que le cinéaste réalisa auparavant à Hollywood.

Fritz Lang pouvait-il aller plus loin dans l’épure, dans l’effacement de sa personnalité au service du matériau? Dans Le diabolique Dr Mabuse, il atteint un point de non-retour. Tout effet de signature est absent alors que sa présence derrière chaque plan est évidente. Les qualités de précision de sa mise en scène notamment ne peuvent appartenir qu’à un vieux maître de son acabit.

La déesse (Satyajit Ray, 1960)

Suite à un rêve, un notable indien pense que sa jeune bru est la réincarnation de la déesse Kali. Quelques miracles s’ensuivent qui mettent la famille en émoi.

Que feriez vous si on vous prenait pour un dieu? Que feriez vous si votre conjoint était pris pour un dieu? Pas évident de répondre. Moi qui ai un ego surdimensionné, je croyais que ça me plairait bien de recevoir des offrandes des quatre coins du pays et de voir les gens s’agenouiller à mes pieds mais après avoir regardé La déesse, je n’en suis plus si sûr. C’est qu’un tel statut vous éloigne immanquablement des gens que vous aimez et on le voit très bien ici. On le voit dans des séquences d’une cruauté innocente et déchirante.

Cette idée de départ développée dans un récit qui a la concision et la force évocatrice d’une nouvelle de Maupassant permet à Satyajit Ray de s’intéresser au conflit entre tradition et modernité et au rapport d’une société archaïque (entendre: « païenne ») au sacré. Le fait que ces thématiques s’articulent autour de l’évolution d’un jeune couple confronté au poids écrasant -et injuste- de cette responsabilité enrichit le film et l’empêche de verser dans le didactisme schématique qui plombe d’autres films de Ray. Il y a quelque chose du mélodrame dans l’histoire de cette femme doucement broyée par sa société.

La jeune Sharmila Tagore est sublime. Plus qu’aucune autre actrice du cinéaste indien, elle a la beauté hiératique de la femme en sari avec gommette sur le front mais cela n’empêche pas son visage d’être finement expressif. Ainsi, un mouvement d’oeil en dit énormément sur son état d’âme alors que sa position la force à rester passive.

Ce genre de subtilité se retrouve à tous les niveaux de la mise en scène d’un film profondément dialectique. En effet, si la position anti-religieuse de Satyajit Ray ne fait à la fin aucun doute, la narration est suffisamment complexe, les différentes parties sont suffisamment respectées pour que le mystère soit entretenu jusqu’au bout. Le discours de l’auteur passe essentiellement par le récit et la mise en scène même si le dernier acte peut apparaître légèrement schématique.

Enfin, la subtilité de la mise en scène n’a d’égale que sa splendeur. La beauté intense de la lumière, l’harmonie des cadrages et plusieurs séquences nocturnes dans la campagne rappelant Murnau et Mizoguchi achèvent de faire de La déesse un magnifique chef d’oeuvre.

La brune brûlante (Rally ‘Round the Flag, Boys!, Leo McCarey, 1958)

Dans une banlieue américaine, un père de famille tenté par une voisine affriolante est chargé par sa communauté d’intervenir auprès du Pentagone pour empêcher l’installation d’une base militaire dans la ville.

La brune brûlante est d’abord une satire bien sentie de l’American way of life, modèle qui triomphait alors (le critiquer était donc bien plus audacieux que dans les années 60 où la contestation était très à la mode). Jamais le matriarcat américain n’a été aussi bien moqué. En quelques minutes, les frustrations du père de famille en banlieue et l’étroitesse d’esprit de la mère au foyer sont exprimées à l’aide de situations drôles et réalistes. La douzaine de scénaristes qui travaille à plein temps sur Mad men peut aller se rhabiller. Pour son avant-dernier film, Leo McCarey n’a de toute évidence rien perdu de sa maîtrise narrative.

La brune brûlante permet à l’auteur de Cette sacrée vérité de revenir à la comédie de remariage mais le trait est ici nettement plus outré que dans ses classiques des années 30. Les personnages sont très caricaturaux bien que croqués sans la moindre méchanceté. Cette qualité est emblématique du génie, cinématographique mais aussi humain, de McCarey. L’influence du cartoon est presque aussi présente que dans les comédies de Frank Tashlin. En témoignent les décors abstraits et colorés, la drôlissime séquence du lustre, les ahurissantes danses indiennes de Joan Collins et le final complètement délirant. C’est comme si le vieux maître voulait en remontrer aux nouveaux réalisateurs de comédie (Tashlin, Lewis, Quine, Edwards…), montrer que lui aussi, le génie du burlesque, l’inventeur de Laurel & Hardy, le réalisateur du chef d’oeuvre des Marx brothers (Soupe de canard), savait encore se lâcher.

En résulte une comédie grossière et dont les coutures de scénario sont parfois apparentes. Plus le film avance plus il devient schématique et se moque de toute espèce de crédibilité, la logique comique éliminant la logique réaliste. Mais La brune brûlante est également un film coloré, drôle et d’une belle richesse car il prend le temps de développer ses multiples personnages secondaires. Comme tous les grands films de Leo McCarey, c’est une œuvre éminemment dialectique puisque l’auteur ne prend parti ni pour l’Armée ni pour la communauté de citadins, ni pour le mari ni pour l’épouse mais se contente de mettre en scène leurs confrontations en montrant chacun avec une égale ironie et une égale tendresse, le tout tendant vers une harmonie générale.

Filles/épouses/mères (Mikio Naruse, 1960)

Une veuve qui a hérité de son mari retourne chez ses parents.

Mikio Naruse s’intéresse ici à la cohabitation entre différentes générations, source d’une multitude d’enjeux dramatiques. Le film est une belle chronique sur le temps qui passe dans laquelle l’évolution de la société japonaise est montrée sans fard mais en douceur. Ni réactionnaire ni progressiste, l’auteur ne prend pas parti. Il se contente d’être attentif à chacun de ses personnages. Certains, à l’instar de la jeune fille très matérialiste, versent un peu dans la caricature mais ce n’est jamais méchant; c’est plus à des fins comiques qu’autre chose. Le découpage est inhabituellement compliqué. Des raccords douteux brisent la continuité et donc l’harmonie de certaines séquences. L’écriture filmique aurait gagnée à être plus fluide mais ces quelques réserves sont balayées par une fin sublime.

A l’approche de l’automne (Mikio Naruse, 1960)

Une jeune veuve quitte sa campagne pour travailler comme geisha à la ville. Elle confie son fils à des cousins primeurs…

A l’approche de l’automne est un film tranquillement et insidieusement cruel. J’entends par là que la cruauté ne s’exprime pas via une structure mélodramatique asphyxiante (tel que dans Nuages flottants) mais via le regard d’un enfant. Ce qui induit une apparente légèreté. En effet, cet enfant pas tout à fait conscient des drames qui se trament autour de lui joue, se bagarre avec des gosses de son âge, noue une amitié avec une petite voisine. L’acteur qui l’interprète, Kenzaburo Osawa, est épatant de naturel. D’où beaucoup de scènes tendres et cocasses qui vont parfois jusqu’à frôler la mièvrerie, en raison notamment d’une musique qui en rajoute des caisses.

Cependant ces scènes s’achèvent souvent par une mise à l’écart du gamin qui peine à s’intégrer à la bande de son quartier. Une fois rentré chez ses cousins, notre jeune héros pense évidemment à sa mère, se passionne pour son scarabée et se réfugie dans son imaginaire. Derrière la légèreté point alors un des drames les plus inacceptables que l’on puisse imaginer: l’abandon d’un enfant par sa mère. C’est tout le génie de Naruse que de l’évoquer en biais, implicitement, sans même que l’on en soit certain. Il n’y a pas une seule séquence mélodramatique mais une attention discrète et pudique aux sentiments qui animent ses jeunes héros. La fugue des deux enfants sur les terre-pleins avec les vagues en arrière-plan, le noir et blanc sombre et les plans larges de paysages désolés est le point culminant du film. Il y a là une beauté âpre, celle d’un paradis sauvage loin des corruptions de la ville.

Jusqu’au bout, l’auteur entretient l’incertitude, laisse au spectateur espérer une fin harmonieuse, une résolution des conflits larvés. Lorsque l’on se rend compte qu’il est déjà trop tard et que le drame était joué depuis longtemps, le panneau « fin » vient de tomber, tel un couperet. Rarement le lieu commun « noir et sans concession » aura été aussi adapté pour qualifier un film. Il est évidemment d’autant plus adapté que Naruse est tout le contraire d’un m’as-tu-vu.

A l’approche de l’automne est donc un film profondément bouleversant, sorte de cousin nippon de L’incompris de Comencini.

Ma femme, sois comme une rose! (Mikio Naruse, 1935)

Une employée de bureau qui vit avec sa mère poétesse envisage de se marier mais elle aimerait d’abord ramener au foyer son père parti vivre avec une geisha…

Ma femme, sois comme une rose! est un film aussi beau que son titre (encore que le rapport entre les deux m’échappe). Cela commence comme un mélo classique à base de famille délaissée et de dualité entre l’épouse et la geisha avant que le film ne bifurque vers quelque chose de plus inattendu où l’opposition schématique qui s’annonçait est déjouée au profit d’un beau récit initiatique dans lequel une jeune fille apprend la complexité du monde. Cette complexité va à l’encontre de ses sentiments et ce qui est beau chez Naruse, c’est que l’auteur ne nie pas ces sentiments. En d’autres termes, ce n’est pas la prise de conscience des justifications de son père qui va empêcher sa fille de tenter de le ramener à la maison.

Les personnages ont plusieurs facettes, parfois des contradictions. D’où une impression de justesse extraordinaire dans la peinture de leurs caractères. Ce sont vraiment les protagonistes qui font l’intrigue et non l’inverse. Chacun a ses raisons, sa beauté. Ce qui n’empêche pas Ma femme, sois comme une rose! d’être un film rigoureusement construit avec un début, une fin et un développement (qui brille par sa concision, le métrage ne dure guère plus d’une heure).

Le film n’est jamais pesant, il ne manque pas d’humour. Le fameux ton de Naruse, tout en demi-teinte, est déjà présent. Ma femme, sois comme une rose! est d’abord une jolie comédie « douce-amère ». Le découpage est parfait. Souvent, une séquence de conversation entre plusieurs personnages est filmée en divers plans d’ensemble et à la fin, le cinéaste opère un bref focus sur un personnage, un personnage qui généralement a été plutôt discret mais s’avère le plus affecté par ce qui vient de se dire ou décider durant la scène. Pudeur, justesse, délicatesse. Du Naruse pur jus.

Infidèlement vôtre (Preston Sturges, 1948)

Suite au malencontreux rapport d’un détective, un brillant chef d’orchestre fou amoureux soupçonne sa femme d’infidélité.

Cette comédie de Preston Sturges est basée sur une pseudo-originalité: durant son concert, le chef d’orchestre imagine trois scénarios pour faire face à l’infidélité supposée de sa femme. Le cinéaste représente ces trois scénarios. Successivement. Cette construction est nulle puisque le spectateur sait que c’est du virtuel et que pendant tout ce temps (les deux tiers du métrage), le récit n’avance donc pas. Ses rêveries ne font même pas évoluer les sentiments ou le caractère du héros, elles ne sont que prétextes à gags poussifs à base de meurtres et de suicides (actions vidées de leur potentiel dramatique puisqu’on sait que ce n’est que du fantasme). Sous-tendue par une vision du monde proche du nihilisme, l’inspiration de Sturges est souvent très sinistre, ce qui rend ses films beaucoup moins plaisants que ceux de ses collègues Hawks ou McCarey.
C’est d’autant plus dommage que l’exposition était brillante montrant avec beaucoup d’humour comment la jalousie, indissociable de l’amour, peut empoisonner les esprits les plus raffinés. Mais les sentiments n’intéressent pas Preston Sturges…

L’honneur d’un capitaine (Pierre Schoendoerffer, 1982)

La veuve d’un capitaine français tué en Algérie attaque en justice un homme qui a affirmé durant un débat télévisé que son mari avait été un tortionnaire.

L’honneur d’un capitaine est un pur film à thèse dans lequel les personnages n’ont pour ainsi dire aucune existence individuelle. Il s’agit donc de s’interroger sur la qualité de la démonstration de Schoenderffer qui veut ici redorer le blason de l’armée française, nous montrer que des civils bardés de bonnes intentions morales ne sauraient juger des soldats en guerre. Noble tâche entreprise à une époque (années 80) qui était déjà gangrénée par la niaiserie droit-de-l’hommiste. Malheureusement, l’auteur manque de finesse et de rigueur intellectuelle. A l’exception d’une salutaire nuance finale, son parti-pris est trop souvent visible pour que la reconstitution du parcours de son héros (invariablement parfait) par l’accusation et la défense soit réellement intéressante. On est très loin de la « justice dramatique » d’un Otto Preminger dans ses films à procès. L’avocat de la défense joué par l’excellent Charles Denner est une caricaturale tête à claques gauchiste qui mélange tout. Impossible de le prendre au sérieux.

On mentionnera également la musique pompière qui accompagne les images de batailles (Misere…) ainsi que le bâclage de l’exposition où une épouse découvre subitement le passé de son mari vingt ans après la mort de celui-ci et s’ébahit devant des images de l’Indochine en s’exclamant texto « ha, la guerre c’est ça! » pour finalement conclure que le talentueux réalisateur de La 317ème section aurait gagné à déchausser ses lourds sabots avant de s’embarquer: cela lui aurait évité de couler son film.

Nightfall (Jacques Tourneur, 1957)

Un brave homme est traqué par des truands qui l’accusent d’avoir volé leur magot.

Quoique se terminant dans la neige, Nightfall est un film noir tout ce qu’il y a de plus conventionnel. L’essentiel du mystère repose sur le passé du héros qui nous est progressivement révélé au cours d’un flashback morcelé. Lorsque ce procédé narratif est employé d’une façon aussi routinière (malgré des similitudes, Nightfall n’a rien à voir avec la magique Griffe du passé), son caractère profondément artificiel et même sa malhonnêteté sont évidents.
Je suis en effet d’accord avec Claude Sautet qui estime qu’un cinéaste doit fournir le plus rapidement possible les données d’une situation et qui ne croit qu’au suspense des évènements (cf Présence du cinéma n°12).  Ce genre de truc brise la continuité naturelle du récit pour instaurer un mystère purement factice basé sur de la bête rétention d’informations.

Heureusement, Aldo Ray et la jeune Anne Bancroft campent très bien leurs personnages archétypaux et la mise en images transcende l’intrigue de seconde zone. D’une part, le découpage est parfait. Il n’y a pas un plan en trop pouvant faire retomber l’attention. D’autre part, la lumière est superbe. Les plans urbains très sombres sont typiques des plus beaux films noirs tandis que l’éclatante blancheur des étendues enneigées du Midwest met Fargo à l’amende avec trente ans d’avance.

Sans être un chef d’œuvre, Nightfall est un bon film ne manquant pas de qualités propres à régaler les amateurs du genre.