Section des disparus (Pierre Chenal, 1956)

Pour rejoindre sa maîtresse, un homme marié à une harpie fait croire à sa mort dans un accident…

Dernier film argentin de Pierre Chenal, d’après David Goodis. Le manque de lyrisme dans la mise en scène confère à cette intrigue rocambolesque la vanité des exercices de style à la Hitchcock. Les quelques pistes humainement intéressantes du récit, tel cette peur de la concurrence des femmes plus jeunes qui hante l’épouse, ne sont guère mises en avant par rapport au reste. Tout au plus donnent-elles lieu à des séquences un peu plus intenses que les autres. Reste des images joliment contrastées qui auraient pu faire tendre Section des disparus vers le baroque, le charme simple de Nicole Maurey et un Maurice Ronet au jeu étonnamment passionné.

Le café du cadran (Jean Gehret et Henri Decoin, 1946)

Un jeune couple d’Auvergnats monte à Paris pour reprendre un célèbre café.

Officiellement réalisé par le débutant Jean Gehret et supervisé par le vétéran Henri Decoin qui, alors, ne pouvait signer une oeuvre pour raisons d’épuration, Le café du cadran aurait été, selon certains témoignages dont celui de sa vedette Bernard Blier, intégralement mis en scène par l’auteur de Premier rendez-vous. On est enclins à croire ces témoignages lorsqu’on voit la grisante vivacité de ce film où sont parfaitement maîtrisés les artifices du studio, à l’opposé de la réputation de lenteur des drames paysans en décors naturels que dirigera par la suite Gehret (Le crime des justes, Tabusse). Grâce notamment à des travellings précis qui impulsent un rythme rapide, la mise en scène retranscrit bien l’excitation de l’arrivée à la capitale, l’effervescence de ses cafés et, aussi, la douce et fatale compromission morale des ambitieux. Rien que de l’archétypal certes, mais emballé avec une séduisante prestance qui transcende l’unité de lieu (parti-pris qui ne semble donc jamais arbitraire et théâtral).

Dans ce lieu, Pierre Bénard, rédacteur en chef du Canard enchaîné et auteur du scénario, a cristallisé un Paris à mi-chemin entre le mythe et la réalité où les fortunes se font et se défont aussi vite que dans les grands romans du XIXème siècle. La trame est classique mais enrichie par l’expérience mondaine et professionnelle de son auteur. Enfin, les acteurs sont excellents, que ce soit Bernard Blier, simplement parfait, Branchette Brunoy, fondamentalement douce, ou les multiples seconds rôles, pittoresques sans êtres caricaturaux.

Prends la route! (Jean Boyer, 1937)

Sur la route, les couples se font et se défont…

Si ce résumé est aussi vague, c’est que la première des qualités de Prends la route! est la liberté de sa narration. De panne d’essence en gîte méditerranéen, de passage à niveau en attente au guichet, le film capture une multitude d’épiphanies de poche où sont forcés de se côtoyer des personnages d’origines diverses et variées, soit autant de moments composant et recomposant l’éternelle valse des sentiments. La légère insolence du ton, la gaieté des chansons, la fermeté du rythme (ce qui n’a pas toujours été le cas chez Jean Boyer), l’entrain des acteurs et les discrètes embardées dans la fantaisie la plus pure achèvent de faire de Prends la route! la comédie la plus joyeusement représentative de son temps, celui du Front Populaire et des premiers congés payés. C’est en quelque sorte du Renoir d’opérette, ce qui n’est pas un mince compliment.

Le village du péché (Olga Preobrajenskaïa, 1927)

Alors que son mari est parti à la guerre, une jeune paysanne est violée par son beau-père…

Le cadre dans lequel se déroule cette intrigue, platement mélodramatique, compte plus que l’intrigue elle-même. En effet, Le village du péché vaut avant tout pour sa poésie géorgique: le lyrisme avec lequel sont filmés lavandières au travail, arbres en fleur, animaux qui paissent, charrue qui sillonne, fêtes matrimoniales et autres moissons de blé est de la même famille que celui des sublimes City Girl (Murnau), Notre pain quotidien (Vidor) et autres Regain (Pagnol).

La dame de pique (Yakov Protazanov, 1916)

Un officier séduit une jeune fille pour soutirer un secret de jeu à sa grand-mère.

Bonne adaptation de la nouvelle de Pouchkine. Le découpage est assez inspiré et la photographie sophistiquée, exploitant remarquablement contrastes et fumée. Vingt ans plus tard, le scénariste Fedor Ozep réalisera sa propre version.

All is lost (J. C. Chandor, 2013)

Dans l’océan indien, un marin dont le bateau coule tente de survivre.

Attention, film à concept! Un seul acteur, quasiment pas de paroles, on suit le naufrage ainsi que la lutte désespérée du capitaine pour l’enrayer étapes par étapes. Premier problème: la maladresse d’un découpage et d’un montage inaptes à rendre sensible la durée des gestes. La suite d’images exprime alors une succession d’idées abstraites (Redford censé faire ceci, Redford censé faire cela) plus qu’une continuité dramatique correspondant à l’évolution de la situation. Ce montage introduit aussi des ellipses abusives qui truquent grossièrement les scènes censées être spectaculaires, telle celle où le bateau se retourne. Deuxième problème: le mauvais goût général avec une musique atroce et de très nombreux plans sous-marins qui ne servent strictement à rien si ce n’est à « faire joli » comme les fonds d’écran Windows peuvent « faire joli ». Pourtant, à la longue, All is lost finit par émouvoir. Sa deuxième partie, celle où Redford s’est réfugié sur le canot de survie, est un peu plus rigoureuse que la partie sur le bateau; peut-être parce que l’espace est alors plus petit donc plus facile à maîtriser pour le réalisateur. Au fur et à mesure que d’énormes cargos passent sans le voir, le drame du naufragé commence enfin à prendre de l’ampleur jusqu’à une fin qui contient plus d’idées de mise en scène que tout le reste du film et qui est pas loin d’être sublime.

After tomorrow (Frank Borzage, 1932)

Le mariage de deux fiancés est sans cesse reporté à cause de parents plombants.

Il s’agit sans doute de la plus sinistre des variations de Frank Borzage sur son thème de prédilection, à savoir les jeunes amoureux qui tentent de construire leur foyer. Les relations entre la fille et sa mère sont d’une amertume quasi-bergmanienne. La scène qui précède le départ de la génitrice est de ce fait particulièrement forte. A l’opposé de la sublimation esthétique à l’oeuvre dans ses opus magna (tel Lucky star), le décor se réduit ici à quelques intérieurs d’appartement platement éclairés; ce qui accentue la pesanteur de l’oeuvre. Cette pesanteur est tout juste égayée par des moments érotiques touchants mais trop rares, tel celui où Charles Farrell étreint par terre la jolie et frémissante Marian Nixon. Moins tendre et moins lyrique que les réussites les plus mémorables de Borzage, After tomorrow n’en demeure pas moins d’une justesse rare dans ses dialogues et son interprétation car le sordide des situations ne va pas sans une franchise inédite de l’expression. Ainsi le mot « sex » est-il explicitement prononcé. Ceci étant, cette audace finit par induire un déséquilibre dans la construction narrative car, pour finalement satisfaire aux conventions hollywoodiennes, les auteurs ont intégré une dernière partie heureuse via un deus ex-machina des plus invraisemblables.

Belle jeunesse (Summer holiday, Rouben Mamoulian, 1948)

Dans une petite ville de province américaine, un jeune homme apprend à grandir durant ses vacances d’été…

Petite tranche d’americana musicale et colorée dans la lignée du Chant du Missouri, Summer holiday raconte comment un adolescent pétri de lectures révolutionnaires et un oncle alcoolique retrouvent le giron de leur communauté. Dans la plus pure tradition MGM, la somptuosité de la direction artistique s’accorde parfaitement à l’idéalisation de cette communauté. On aurait aimé que ce message éminemment conservateur soit transmis avec plus de profondeur dialectique, avec une meilleure prise en compte du « point de vue de l’adversaire ». Si le début avec les violentes diatribes anticapitalistes du fils pouvait apparaître audacieux, la résolution des conflits dramatiques apparaît pour le moins expédiée. De plus, Mickey Rooney, 28 ans et 1,57m, n’est guère crédible en ado rebelle. D’où l’impression d’un film très charmant et parfois touchant mais finalement superficiel. A son habitude, Rouben Mamoulian a concentré son talent sur la forme. Pour exprimer les états d’âme de ses personnages, il privilégie le symbolisme des couleurs à la justesse des gestes et des dialogues. Voir le numéro onirique de « la fille en rouge » ou les tableaux, magnifiques quoique plus décoratifs, de la fête du 4 Juillet.

Secrets (Frank Borzage, 1933)

De sa fuite vers l’Ouest jusqu’à une vieillesse comblée d’honneurs, l’histoire d’un couple américain durant la deuxième moitié du XIXème siècle.

Il s’agit de la deuxième adaptation d’une pièce à succès qui illustrait le mythe pionnier sous un angle intimiste. La structure est presque celle d’un film à sketchs tant les trois parties, correspondant à trois époques, sont différentes les unes des autres en terme de décors, de genre et de tonalité. En découle un manque de continuité dans la narration et une certaine inégalité qualitative: si les conventionnels prologues et épilogues sont mis en scène avec une jolie délicatesse, ils ne se hissent pas à la hauteur de la sublime partie centrale, celle où le jeune couple de pionniers défend âprement le fruit de son labeur.

A l’intérieur de ce cadre westernien, l’originalité de Frank Borzage se déploie pleinement. Les péripéties dramatiques ne l’intéressent qu’en ceci qu’elles affectent la petite famille. Ainsi du traitement de l’expédition punitive pour récupérer le bétail volé: un plan sur Mary Pickford inquiète qui met des tranches de pain dans la poche du manteau de son mari puis un plan sur les éperons des bandits pendus. Tout autre réalisateur aurait montré la fusillade…Borzage la dédaigne génialement. Il en va de même pour l’attaque de la cabane, restée célèbre, où le cinéaste se focalise sur les réactions d’une Mary Pickford devenue à moitié folle. En ne quittant jamais le point de vue du couple, le cinéaste donne corps et âme au mythe de l’Amérique pionnière. Le décor sauvage de l’Ouest lui permet de redoubler la fraîcheur qui a toujours été la sienne lorsqu’il filmait de jeunes amoureux. Les images de Leslie Howard faisant la lessive, chantant « Oh Susanna! » ou embrassant Mary Pickford sur un chariot cahotant sont d’une pureté virginale et édénique.

Pour réussir ce qui demeure somme toute un très beau film, Frank Borzage a pu s’appuyer sur les superbes contrastes de Ray June et, évidemment, sur des interprètes d’une exceptionnelle vérité humaine. Si Mary Pickford, dans son dernier rôle au cinéma, n’est guère crédible en jeune fille, elle est parfaite dans le reste du film. Quant à Leslie Howard, je ne le savais pas capable d’exprimer, sous des dehors de bellâtre, de tels trésors de vulnérabilité et de ténacité. La dernière séquence, sorte de préfiguration heureuse de Place aux jeunes!, les montre tous les deux bouleversants de nostalgie vivace.

Extérieur, nuit (Jacques Bral, 1980)

Un jeune musicien vient s’installer chez un ami écrivain avant de s’amouracher d’une conductrice de taxi.

L’intrigue n’a pas grande importance. L’environnement parisien est réduit à des lumières de phare et des arrières-plans flous. Il y a peu de plans d’ensemble. Assez rapidement, la chronique socio-amicale tend vers l’abstraction d’une pure histoire d’amour. Alors, par de tout autres moyens, Jacques Bral retrouve quelque chose du romantisme urbain et désespéré du Carné de Quai des brumes. Si son lyrisme paraît parfois un peu fabriqué (la musique originale et entêtante mais hyper récurrente, certains dialogues sentencieux ou sursignifiants), il atteint à une sorte de vérité incandescente à force de filmer des personnages, excellemment interprétés, dont les réactions essentiellement instinctives défient l’analyse psychologique ou sociologique. C’est par exemple cette scène sublime où Cora, après que Léo lui a déclaré sa flamme, s’arrête en plein périphérique et sort de sa voiture.

Le magnétisme extraordinaire de Christine Boisson, sa sensualité légèrement androgyne, sa fébrilité et sa violence latente lui permettent d’incarner cette jeune conductrice de taxi aussi instable émotionnellement qu’opiniâtre dans la poursuite de son rêve avec une présence à même de provoquer la plus intense des fascinations. Christine Boisson dans Extérieur, nuit, c’est pour moi une révélation de l’acabit de Louise Brooks dans Loulou ou de Sandrine Bonnaire dans A nos amours. Une révélation qui pouvait laisser présager une bien plus grande carrière qu’elle n’a eue.

Vénus aveugle (Abel Gance, 1941)

Une mannequin devenant aveugle fait croire à son homme qu’elle l’a trompé pour qu’il la quitte et qu’elle ne soit pas un fardeau pour lui.

Mélodrame qui prêche l’attentisme et l’esprit de sacrifice en attendant un hypothétique miracle. Ce n’est donc pas étonnant que ce soit dédié au Maréchal Pétain (plus tard, Abel Gance écrira des éloges enflammés de de Gaulle et montrera ainsi que Renoir n’était peut-être pas le pire des courtisans du cinéma français). Les rebondissements de plus en plus ahurissants et de moins en moins justifiés, une forme qui, passé une première partie montée comme un film muet, s’enferre dans la pire des platitudes, et une longueur démesurée font de Vénus aveugle un des films les plus ridicules de l’Occupation. Désolant.

Bad girl (Frank Borzage, 1931)

Une jeune mannequin quitte son foyer pour épouser un vendeur de T.S.F qui a bien l’intention de grimper l’échelle sociale.

Dans cette adaptation édulcorée d’un sulfureux best-seller de l’époque, la justesse du regard de Frank Borzage sur les jeunes couples fait encore une fois merveille. La naissance de l’amour entre les deux protagonistes est retracée avec une précision réaliste qui, alors, n’appartenait qu’à lui. L’ancrage dans un milieu populaire et la franchise des dialogues annoncent Antoine et Antoinette. On regrettera simplement un découpage un peu plan-plan qui accumule les discussions filmées en champ-contrechamp et une certaine maladresse dans la dramatisation finale (l’artificialité du montage parallèle).

Les aventuriers du Lucky Lady (Stanley Donen, 1975)

En Californie durant la Prohibition, deux hommes et une femme s’enrichissent grâce au trafic d’alcool.

Un film hétérogène. D’un côté, Lucky Lady est une faramineuse superproduction où le talent graphique de Stanley Donen s’épanouit à filmer moultes explosions (l’arsenal dont disposent les gangsters frôle le surréalisme). De l’autre, Donen raconte l’histoire d’un ménage à trois avec une candeur incroyable et magnifique. Les relations entre ces trois semi-ratés qui se lancent dans le trafic d’alcool, entraînés puis freinés par la dame, sont assez touchantes. Ces deux aspects ne sont pas très bien mêlés par l’écriture. Ainsi, la dernière partie -une gigantesque scène d’action- apparaît comme de la surenchère pure et simple faute de justification digne de ce nom en termes narratifs. Bref, Lucky Lady est un film assez divertissant et intéressant par bien des aspects mais trop complaisant et pas assez synthétique. Donen peine à trouver le ton juste. De plus, les acteurs manquent de la fantaisie nécessaire à ce genre de film. Gene Hackman est un comédien génial mais il n’est guère à sa place dans cette sorte de bande dessinée filmée.

Verdun, visions d’histoire (Léon Poirier, 1928)

« Docu-fiction » sur la bataille de Verdun.

Ce film, réalisé par cette sorte de cinéaste officiel de la IIIème République qu’était Léon Poirier, témoigne parfaitement de l’état de la mémoire française de la Première guerre mondiale dix ans après l’armistice. Comme le disent si bien Bardèche et Brasillach, le ton oscille sans cesse entre Déroulède et Eric Remarque, entre « On les aura! » et « Plus jamais ça » . De nombreuses séquences d’archives mettant en scène des officiels ou des anonymes font office de gage de réalisme. La petite part de fiction est très schématique.

Si Verdun, vision d’histoire ne s’affaisse pas complètement sous sa lourdeur édifiante, c’est grâce au saisissant effet de réel qui naît des -nombreuses- scènes de bataille. Peu découpées, en plans larges, ces tableaux infernaux renvoient à la spécificité ontologique de l’image cinématographique chère à André Bazin. Une séquence très impressionnante parmi d’autres: deux soldats, filmés en plan pas si large que ça, discutent lorsque un obus tombe au milieu d’eux. Il n’y a pas le moindre raccord au moment de la chute de la bombe. D’une certaine façon, il n’y a donc pas le moindre truquage.