Bertrand Tavernier revient sur des cinéastes, des films, des acteurs et des musiciens qu’il a aimés dans le cinéma français des années 30 aux années 70.
Il a ainsi concocté un pendant français aux documentaires de Scorsese sur les cinémas américains et italiens. Son enthousiasme canalisé par ses dons de vulgarisateur fait merveille. Ainsi le début consacré à Jacques Becker est-il remarquable. En quelques minutes d’analyse aussi précise que synthétique, illustrée par une dizaine d’extraits de films, le cinéaste-critique remet à sa juste place l’auteur, connu mais insuffisamment célébré, de Antoine et Antoinette. Avec l’émouvant montage qui clôt ce chapitre, il parvient même à aller au-delà de la pédagogie pour faire oeuvre de poète élégiaque.
La suite est plus inégale. C’est que le nombre relativement faible de films réalisés par Becker rend possible la circonscription de sa filmographie tandis que parler de Renoir, Gabin ou Carné oblige à occulter arbitrairement des pans entiers de l’oeuvre. Ce Voyage à travers le cinéma français a beau durer plus de trois heures (que l’on ne voit pas passer), il laisse quand même une impression d’éparpillement superficiel qui explique certainement l’intention de son auteur de le prolonger dans une série de 14 heures. Espérons qu’il vienne à bout de ce projet.
Par ailleurs, passant de l’oeuvre à l’homme et de l’homme à l’oeuvre au gré de ses humeurs, Tavernier a tendance à digresser. Si les images de Jean-Pierre Melville dans son studio de la rue Jenner sont touchantes de par la relation amicalo-professionnelle qui exista entre Tavernier et lui, quel intérêt y a t-il à rappeler d’un air pincé les lettres où Jean Renoir proposa ses services à Vichy? Quel intérêt si ce n’est déboulonner l’idole à peu de frais (ces lettres étant connues depuis longtemps)? Les casseroles du patron sont-elles vraiment plus lourdes que celle de Carné (qui empoisonnait la nourriture de ses scènes de festin pour que les figurants affamés ne la mangent pas), de Becker (l’ami de Rebatet) ou de Fernandel pour que ce soient les seules à être rappelées sur un ton moralisateur? Je ne suis pas un dévot de Renoir, j’ai moi aussi apprécié le travail de Mérigeau mais cette parenthèse m’est apparu d’autant plus mesquine que l’entreprise de Tavernier se refuse globalement à la polémique*.
Face à un tel documentaire, on peut aussi se demander qui est le public visé. Le « grand public »? Les cinéphiles? En dehors d’une très convaincante apologie des films d’Eddie Constantine, le fait que la plupart des oeuvres citées soient signées par de grands noms incline vers la première catégorie mais je gage que certaines allusions -telle celle au « style UFA » de Curt Courant- ont échappé à la majorité de la salle. A en juger par ses réactions, ces menues incompréhensions n’ont toutefois pas eu l’air de l’empêcher de prendre du plaisir à ce voyage tout comme la présence de documents rares (Henri Decoin parlant de Gabin, une engueulade entre Belmondo et Melville…) ainsi que de pénétrantes analyses de Tavernier (tel sa judicieuse comparaison entre musiciens français et musiciens hollywoodiens) devraient ravir les amateurs les plus pointus.
Bref, l’ensemble est un peu fouillis, forcément, mais donne envie de voir la suite; si Tavernier se laisse aller à encore plus de subjectivité, peut-être que nous aurons là un équivalent filmé à la formidable encinéclopédie de Vecchiali.
*Dans le même ordre d’idées, quoique plus bénin, Tavernier a inséré dans son film un extrait de l’émission où Henri Jeanson clame que c’est lui qui a présenté Louis Jouvet dans Hôtel du Nord à un producteur et un réalisateur ignares. Un rappel comme quoi Drôle de drame est un film de Carné avec Jouvet antérieur à Hôtel du Nord aurait été bienvenu pour rectifier les médisances de la vieille langue de vipère.
Je connaissais pas ce projet, c’est très alléchant ! Une question néanmoins : est-ce que les extraits montrés spoilent les films ? C’est ce qui m’avait fait arrêter assez vite la vision des deux documentaires de Scorsese (la mort dans l’âme, car ils étaient enthousiasmants).
Je ne pense pas que les extraits montrés puissent gâcher la découverte des films mais je ne fais pas partie de cette race de cinéphile 2.0 ayant une phobie excessivement aiguë du « spoiler ».
Je pense que tu es un spectateur idéal pour ce documentaire dans la mesure où tu es à la fois cinéphile et rétif au cinéma français.
Oui, c’est justement ce qui m’intéresse (je dois pas être le seul d’ailleurs, j’ai l’impression que la cinéphilie française s’est construite sur une haine du cinéma national…). Le spoiler, y a deux races oui comme tu dis ! Perso j’ai jamais saisi comment on peut détacher le plaisir d’un film du plaisir de découvrir son récit.
Découvrir un plan, fût-il final, n’est pas dévoiler un récit. C’est ce qui se passe dans le film de Tavernier.
Ce n’est pas qu’affaire de récit strict, mais aussi de beaux moments. Par exemple, en voyant la plus belle scène de « Johnny Guitare » dévoilée dans le doc de Scorsese, je me disais que ça m’aurait vraiment fait chier de la découvrir comme ça, au lieu de la prendre en pleine face à la vision dans la continuité… Après je suis pas un ayatollah non plus, il faut aussi de quoi attiser un peu de désir pour aller vers un film, mais l’idée de déflorer les meilleures images ou moments de toute une série de films d’un coup me laisse rétif.
Parfaitement en accord avec toi, Christophe sur ce documentaire passionnant, décousu et frustrant. Tout ce qui concerne Becker mais aussi Jaubert (même si je ne lui voue pas la même admiration (mais bon, je préfère Bruckner à Ravel)) ou des cinéastes méconnus comme Jean Sacha ou Edmond T. Gréville. Les extraits choisis donnent vraiment envie d’en savoir plus et dans ces moments-là, Taverniers se révèle un irremplaçable pédagogue. Mais lorsqu’il s’attaque à des montagnes comme Renoir, Truffaut ou Godard, je le trouve plus anecdotique et moins intéressant. A quoi sert de repasser des extraits de films que tous les cinéphiles ont vu vingt fois. C’est (mais tu l’as dit) la limite de ce genre de film qui s’adresse à la fois aux étudiants en cinéma et au grand public. Mais le film souffre parfois de ce « cul entre deux chaises ». De petites restrictions mais qui n’empêchent pas d’attendre la suite avec impatience (Guitry, Duvivier, Decoin, Autant-Lara, il reste du boulot).