La duchesse des bas-fonds (Kitty, Mitchell Leisen, 1945)

A Londres à la fin du XVIIIème siècle, un jeune aristocrate éduque une fille des bas-fonds pour qu’elle séduise le duc qui lui a fait perdre sa place.

Sorte de mixte entre Ambre et Pygmalion. C’est dramatisé avec une certaine finesse, les acteurs sont bons, la reconstitution fastueuse, le récit assez prenant et la fin très belle. Néanmoins, KItty manque d’un point de vue fort de mise en scène et de continuité dans le focus sur l’héroïne pour être un vrai grand « women drama » (par exemple, au moment de l’accouchement, un cinéaste rigoureux -et non décoratif- n’aurait pas accordé autant de temps aux allées-et-venues pseudo-comiques du mari).

Sa dernière course (Salty O’Rourke, Raoul Walsh, 1945)

Pour rembourser sa dette à un malfrat, un joueur pousse le jockey du cheval sur lequel il va parier à s’entraîner et à aller à l’école.

Ce bref synopsis donne un aperçu des bifurcations d’un récit original qui navigue entre film noir, comédie et film sentimental. Malheureusement, et contrairement à d’autres films de Raoul Walsh, le liant entre toutes ces parties peine à s’effectuer, en premier lieu à cause d’Alan Ladd, inadapté à un rôle qui eût nécessité la dureté comique d’un Cary Grant ou d’un James Cagney. Les motivations de son personnage ne tiennent pas debout. Le scénario retombe conventionnellement sur ses pattes mais les scènes entre la toujours adorable Gail Russell et Stanley Clements, qui joue le jeune, touchent par une certaine justesse.

La fiancée des ténèbres (Serge de Poligny, 1945)

A Carcassone, un compositeur tombe amoureux de la fille adoptive du dernier évêque cathare.

Pour évoquer le mystère de la métempsycose, l’onirisme du voyage dans un espace-temps alternatif et l’horreur d’un culte satanique, il eût fallu un Jacques Tourneur mais c’est Serge de Poligny qui fut choisi. L’ambition était louable mais le résultat est confus et mièvre, confirmant l’infériorité du cinéma français par rapport au cinéma américain en matière de fantastique.

Blondine (Henri Mahé, 1945)

Après avoir épousé la fille d’un pêcheur, un prince est enlevé par une jalouse.

Une extraordinaire curiosité du cinéma de l’Occupation. Ancien décorateur d’Abel Gance et grand ami de Louis-Ferdinand Céline, Henri Mahé intègre des acteurs à des dessins animés grâce à son « simplifilm ». Entre Méliès et Cocteau, sa féérie, réalisée entre 1943 et 1944, manque toutefois de la splendeur visuelle apte à sublimer un scénario inepte. Ce film de décorateur s’avère essentiellement décoratif et il y a de jolies images variées mais celles-ci manquent de vie, à l’exception de celles où Georges Marchal déploie ses talents acrobatiques.

A chacun son destin (Mitchell Leisen, 1945)

A Londres pendant la seconde guerre mondiale un soir de jour de l’An, une Américaine se rappelle comment elle a fini seule…

Pourquoi, en dépit de rebondissements ridicules, ce mélodrame intéresse continûment et émeut parfois? Réalisée en France à la même époque, cette rocambolesque histoire de fille-mère aurait certainement donné lieu à un naveton façon Léonide Moguy ou Jean Stelli. Ce qui fait le prix de A chacun son destin, c’est la vérité dans le détail: qualité des reconstitutions, finesse des dialogues, richesse de la caractérisation des seconds rôles (impeccable personnage du troisième homme), bonne gestion de l’arrière-plan historique, sens de la litote qui paradoxalement redouble l’émotion (l’irrésistible réplique finale) et, surtout, excellence de l’interprétation: dans un rôle à la Bette Davis, Olivia de Havilland a heureusement gardé son désarmant naturel.

Seul dans la nuit (Christian Stengel, 1945)

A Paris, des jeunes femmes sont assassinées. Un policier débutant est chargé de l’enquête qui s’oriente vers l’entourage d’une vedette de la chanson.

C’est une idée intéressante que d’avoir situé le polar dans le milieu de la chanson (on voit une des premières apparitions de la télévision au cinéma), les acteurs sont corrects (sans être sensationnels) et l’intrigue est correctement ficelée mais le tout demeure un peu plan-plan. Il manque à la mise en scène de Christian Stengel quelque chose qui épicerait et singulariserait son enquête policière tel que la vivacité entomologiste d’un Becker, l’ampleur pessimiste d’un Clouzot ou l’entrain piquant d’un Jacques Daniel-Norman. Bref, Seul dans la nuit est un assez bon film quelque peu frustrant.

Escale à Hollywood (Anchors aweigh, George Sidney, 1945)

Deux marins en permission -un séducteur et un puceau- s’entichent d’une chanteuse…

L’entrain de Gene Kelly et Frank Sinatra ainsi qu’un numéro assez extraordinaire où Gene danse avec Jerry (de Tom et Jerry) n’empêchent pas que cette comédie musicale apparaît bien trop longue (143 min!) compte tenu du peu qu’elle raconte.

L’orgueil des Marines (Delmer Daves, 1945)

Un marine promis à un heureux avenir revient aveugle de la bataille de Guadalcanal…

Pride of the Marines suit un Américain « moyen » avant, pendant (une des meilleures scènes du genre: précise, humaine, intense) et après la guerre, à la façon du chef d’oeuvre de William Wyler sorti un an plus tard: Les plus belles années de notre vie. Le déroulement très didactique du récit fait qu’il y a une ou deux longueurs mais Delmer Daves sait déployer des trésors d’intelligence sensible lorsqu’il se concentre sur les tourments intimes de son personnage. Je pense à la scène où celui-ci, en colère après sa famille et après lui-même, quitte la fête de Noël et heurte violemment le sapin.

My name is Julia Ross (Joseph H.Lewis, 1945)

Une jeune gouvernante est emmenée dans un manoir isolé par la famille qui l’a recrutée.

Le début promet une chouette série B mystérieuse, sorte de contrechamp à La septième victime, mais la débilité croissante de l’intrigue et de la mise en scène rapproche finalement plus My name is Julia Ross de Strangers in the night que du chef d’oeuvre de Robson/LewtonDommage.

La ferme du pendu (Jean Dréville, 1945)

A la mort de leur père, l’aîné prend en main la ferme familiale et interdit à ses frères de se marier pour ne pas avoir à partager quoi que ce soit.
Ce postulat m’a paru peu réaliste car se marier et faire des enfants fait partie des plans de tout agriculteur un tant soit peu soucieux de faire perdurer son domaine dans le temps. Néanmoins, La ferme du pendu s’avère une bonne chronique rurale. Sans être très originale, la mise en scène est solide et donne du corps au drame. Le décor de la ferme est découpé d’une façon claire, les images de la campagne sont joliment photographiées, les mouvements d’appareil dynamisent judicieusement plusieurs séquences. La dramaturgie est schématique mais la dimension romanesque du récit fait que les personnages ne restent pas prisonniers de leurs stéréotypes. Ainsi, le frère queutard joué par Alfred Adam surprend. Fait rare pour un film français de l’époque: l’avortement est clairement évoqué (pour être condamné sans appel bien entendu). La ferme du pendu est donc un film réussi quoique sa présentation très « la paysannerie pour les nuls » de son sujet -loin de la précision entomologiste d’un Goupi Mains Rouges- limite sa portée. En témoigne le pittoresque parfois caricatural de la composition de Charles Vanel. Une composition néanmoins savoureuse.

Les forçats de la gloire (The story of G.I Joe, William Wellman, 1945)

Du désert tunisien à l’Italie, différentes campagnes d’une unité de fantassins américains pendant la seconde guerre mondiale.

William Wellman a voulu faire un film plus réaliste que la moyenne des films de guerre. Malgré les décors de studio, il y est parvenu. Les forçats de la gloire est un précurseur des grandes oeuvres de Samuel Fuller (Les maraudeurs attaquent, Au delà de la gloire), vétéran de la Big red one qui voyait d’ailleurs dans le film de Wellman « le seul film honnête sur l’infanterie tourné pendant la guerre à Hollywood ». Les forçats de la gloire est cependant moins sec et plus didactique. On sent souvent les intentions précéder l’exécution. Par exemple, indépendamment de la beauté du noir et blanc de Russell Metty, la composition très apprêtée de plusieurs plans tranche d’avec la crudité de la représentation. Le découpage de Wellman, plus soucieux de la force de l’image que du naturel de la séquence, n’a pas l’aisance de celui de Walsh ou de Fuller. La voix-off et la musique surchargent aussi l’image de sens. Il reste enfin quelques concessions au sentimentalisme hollywoodien qui apparaissent franchement déplacées dans cet univers de boue, de violence et de sang. Ainsi du coup de foudre amoureux. Ces réserves, si elles empêchent de faire figurer Les forçats de la gloire parmi les chefs d’oeuvre du genre, ne doivent cependant pas vous induire en erreur. Le film reste très intéressant et le style elliptique du cinéaste fait plusieurs fois mouche. En témoigne par exemple la surprenante arrivée des cadavres sur le dos des mules. William Wellman allait quelques années plus tard s’intéresser à la bataille des Ardennes avec l’excellent Bastogne qui est, lui, une réussite complète.

Club Havana (Edgar G.Ulmer, 1945)

Une soirée au club Havana: des couples se font et se défont tandis qu’un meurtrier a été repéré dans la salle par un témoin du crime.

Imaginez un film choral façon Robert Altman (ou Yves Mirande) sans star, sans misanthropie, sans prétention, sans budget mais avec beaucoup de talent. En 61 minutes chrono, le cinéaste fait vivre une petite dizaine de personnages. Bien sûr, l’artifice du fabricant de spectacle qui prend soin de mêler humour, sentiments et intrigue policière est prégnant mais la mise en scène d’Ulmer lie tout ça avec une aisance et un naturel qui laissent pantois. Voir ses mouvements d’appareil qui n’ont rien à envier à ceux de Scorsese quand il filme le restaurant dans Les affranchis. De fait: Club Havana est un film tour à tour drôle, cruel et musical.

Sing your way home (Anthony Mann, 1945)

Après la seconde guerre mondiale, sur le paquebot du retour au pays, un journaliste est chargé de chaperonner un groupe d’adolescents qui jouait de la musique pour les troupes américaines.

On comprend qu’en 1945, cette bluette patriotique ait gonflé le coeur du public. On comprend qu’aujourd’hui, elle n’ait plus aucun intérêt pour personne si ce n’est les aficionados les plus pervers de son réalisateur qui se comporte ici en pur (et parfait) exécutant.

Strange illusion (Edgar G. Ulmer, 1945)

Un jeune homme rêve que le prétendant de sa mère est l’assassin de son père, un juge.

Une histoire à dormir debout qui aurait peut-être pu donner lieu à un chouette thriller de série B si au bout d’une demi-heure, la narration n’avait pas bêtement dévié du point de vue du jeune héros vers celui du méchant, levant de ce fait tout mystère, toute ambigüité.

L’île des morts (Mark Robson, 1945)

Durant la guerre civile grecque, un général et un journaliste américain se retrouvent coincés sur une petite île envahie par la peste.

En 1945, les idées et figures de style du génial producteur Val Lewton ont déja commencé à virer recettes et conventions. Dans L’île des morts, l’intéressant et inédit contexte de la guerre civile s’estompe rapidement pour laisser la place à un ersatz de Vaudou. Cela reste joliment fait. Le rythme languissant, l’hyper-sobriété des acteurs et les jeunes filles en transe qui marchent chemise de nuit au vent tissent une ambiance délétère qui plaira aux amateurs de Lewton. L’île des morts n’en reste pas moins un film moins mystérieux et plus conventionnel que les chefs d’oeuvre de poésie morbide qu’étaient La septième victime, Vaudou ou encore La féline.

Crime passionnel (Fallen angel, Otto Preminger, 1945)

Dans une petite ville californienne, les tribulations d’un escroc minable en relation avec deux femmes, l’une gironde serveuse et l’autre riche vieille fille.

Film noir à l’intrigue un brin alambiquée, Fallen angel figure parmi les joyaux qu’Otto Preminger a réalisés à la Fox. On y retrouve cette mise en scène unique qui n’a pas son pareil pour faire exister un décor conventionnel (bar, plage…) en deux plans trois mouvements. Le cadrage donne toujours l’impression d’être le cadrage idéal pour cerner l’action, faire ressentir l’atmosphère, les lieux, les états d’âme des personnages en un minimum de temps. Bref, Fallen angel c’est d’abord la suprématie d’un style omniprésent mais jamais ostentatoire. Si Linda Darnell est une actrice un peu trop vulgaire pour incarner une femme censée fasciner tous les hommes qui l’entourent (à la manière de Laura), Dana Andrews est, comme à son habitude, impeccable et Alicia Faye est émouvante dans son rôle de vieille fille qui se met à aimer. Quelques menues réserves sur un scénario manquant d’unité dramatique empêchent Fallen angel de figurer parmi les chefs d’oeuvre de Preminger mais le film n’en reste pas moins superbe.