Magirama-J’accuse (Abel Gance & Nelly Kaplan, 1956)

En 1956, avec l’aide de sa fidèle Nelly Kaplan, Abel Gance a remonté son J’accuse de 1938 dans une version d’une heure en utilisant le procédé de polyvision qu’il avait inventé en 1927 pour son célèbre Napoléon. Trois courts-métrages et des extraits de Napoléon ont été adjoints au programme qui fut exploité huit semaines au Studio 28 sous le nom de Magirama. Le CNC et Serge Bromberg ont restauré la partie « J’accuse » du Magirama qui a ainsi été montrée pour la première fois depuis 60 ans mercredi soir à la Cinémathèque de Bercy (à quelques projections exceptionnelles près telle celle à l’Exposition universelle de Bruxelles).

Première chose à préciser: pour ne plus s’encombrer du complexe appareillage nécessaire à la triple-projection, le support du film a été numérisé. Pratiquement, on a maintenant le DVD d’un film en Cinémascope avec du noir en haut et en bas de l’image pour maintenir la juste proportion entre hauteur et largeur dans le cas où trois plans s’affichent simultanément. De ce fait, et également du fait que la projection a eu lieu dans la salle de taille moyenne Georges Franju*, j’ai eu l’impression de voir un timbre-poste s’animer et, quand l’oeuvre passe en « mode polyvision », trois timbres-postes juxtaposés. L’effet de gigantisme souhaité par Abel Gance en a pris un coup.

Toutefois, je ne pense pas que ces limitations techniques soient les principales responsables de ma déception. J’ai eu la triste impression d’un poète à bout de souffle, recyclant une énième fois ses morceaux de bravoure (la fameuse résurrection des morts de Verdun) sans que son nouveau moyen d’expression n’ajoute quoi que ce soit à la splendeur funèbre de la version précédente. Au contraire. D’abord, le nouveau montage d’une heure réduit le récit à une succession de vignettes uniformément plaintives, en dehors d’une scène gentiment comique. Ensuite, les panneaux latéraux sont désormais pléonasmes plus que contrepoints. Est-ce parce qu’ils sont soumis à l’expression d’un message? Le fait est que, perpétuellement englués dans la litanie pacifiste, ils forment une surenchère (d’images macabres) et non une polyphonie telle que la séquence de la campagne d’Italie dont j’ai un souvenir sublime d’abstraction.

* parce que la Cinémathèque française a préféré réserver son plus grand écran à L’aventure intérieure de Joe Dante qui, ne passant guère plus d’une fois par semaine sur les chaînes de la TNT, est aussi un film très rare

Le maître de forges (Abel Gance & Fernand Rivers, 1933)

Abandonnée par son aristocratique prétendant qui espérait une grosse dot, une marquise désargentée se marie à un grand ingénieur…

Après bien des rebondissements désuets mis en boîte sans grande imagination et entrecoupées d’images de forge saisissantes mais décorrélées de l’intrigue (dues à Abel Gance?), la tragédie, finalement, se noue et, soutenue par la conviction de Gaby Morlay, émeut.

Mater dolorosa (Abel Gance, 1917)

L’épouse d’un grand pédiatre tue par accident le frère de son mari dont elle était amoureuse…

Ce n’est que le début d’un imbroglio mélodramatique particulièrement tarabiscoté. Le génie de Gance est de rendre ça « non incroyable » et finalement émouvant grâce à sa science de la mise en scène de cinéma, à la pointe de ce qui se faisait à l’époque. La précision dans l’enchaînement de l’action et le rythme des images rendent crédibles des péripéties qui, sur le papier, sont aberrantes. Et, comme c’est le cas en général des mélodrames qui transfigurent leur aberration initiale, Mater dolorosa atteint au sublime.

Vénus aveugle (Abel Gance, 1941)

Une mannequin devenant aveugle fait croire à son homme qu’elle l’a trompé pour qu’il la quitte et qu’elle ne soit pas un fardeau pour lui.

Mélodrame qui prêche l’attentisme et l’esprit de sacrifice en attendant un hypothétique miracle. Ce n’est donc pas étonnant que ce soit dédié au Maréchal Pétain (plus tard, Abel Gance écrira des éloges enflammés de de Gaulle et montrera ainsi que Renoir n’était peut-être pas le pire des courtisans du cinéma français). Les rebondissements de plus en plus ahurissants et de moins en moins justifiés, une forme qui, passé une première partie montée comme un film muet, s’enferre dans la pire des platitudes, et une longueur démesurée font de Vénus aveugle un des films les plus ridicules de l’Occupation. Désolant.

J’accuse (Abel Gance, 1938)

Un survivant de la guerre de 14/18 s’interdit de toucher à la veuve de son camarade dont il est pourtant amoureux.

Les deux versions de J’accuse préfigurent deux beaux films sortis en 1978. Le premier J’accuse était en effet, avec sa structure avant-pendant-après, une sorte de Voyage au bout de l’enfer de la Grande guerre. Ce remake parlant dont le substrat est la mélancolie d’un vétéran hanté par ses camarades morts annonce La chambre verte. Cela ne m’étonnerait pas que François Truffaut se soit souvenu des scènes de Jean Diaz dans son bunker-mémorial pour la liturgie de Julien Davenne. La belle musique de Henri Verdun s’inscrit aussi dans la même tradition que celle de Maurice Jaubert.

C’est d’ailleurs cette maladive mélancolie du héros qui sauve le film de Gance du ridicule. S’il épousait complètement le point de vue de Jean Diaz, J’accuse serait irrémédiablement plombé par la naïveté de son message. Or présenter sa fièvre comme une forme de folie en l’inscrivant dans un environnement rationnel, bienveillant et s’échinant à le comprendre sans y parvenir introduit une dialectique narrative qui transfigure -mais n’élimine pas- le propos pacifiste de J’accuse. La lourdeur des chromos symboliques et l’épaisseur des ficelles du mélo s’effacent devant la performance hallucinée de Victor Francen et la sincérité de l’auteur.

L’aveu d’impuissance en exergue de l’oeuvre, d’une modestie aussi touchante que rare chez Abel Gance, montre combien refaire son pamphlet antibelliciste à l’aube de la deuxième guerre mondiale importait à son coeur. Ce retour à un de ses sujets de prédilection permet également à l’artiste de renouer avec une inspiration poétique qui ne trouvait guère à s’épanouir dans  Lucrèce Borgia, Louise et autres Roman d’un jeune homme pauvre. La séquence finale, quoique inutilement délayée par rapport à l’originale, n’a pas manqué hier soir de susciter les applaudissements du public de la Cinémathèque française, public pourtant blasé s’il en est.

Le roman d’un jeune homme pauvre (Abel Gance, 1935)

Un marquis ruiné se fait embaucher comme régisseur pour assurer une dot à sa fille…

Impossible de déceler la touche d’Abel Gance dans cette histoire à dormir debout platement mise en scène. De plus, Marie Bell compte parmi les interprètes féminines les moins jolies d’un réalisateur qui avait habituellement fort bon goût en la matière.

Cyrano et D’Artagnan (Abel Gance, 1964)

Au XVIIème siècle, Cyrano de Bergerac et D’Artagnan montent à Paris, l’un pour servir la reine l’autre pour servir le cardinal.

Le dernier « véritable » film d’Abel Gance ne dépare pas au sein de la filmographie de son auteur. Il est aussi mal fichu qu’attachant. Certes, le temps glorieux des expérimentations géniales est depuis longtemps révolu ; les quelques travellings accélérés ne font guère illusion : filmage et montage sont globalement sages. Il n’empêche : la liberté du créateur se manifeste pleinement dans ce film qui détonne franchement au sein de la production de son époque. Il y a d’abord le scénario, un des plus baroques, un des plus composites qu’on puisse imaginer. Puisant chez Rostand, chez Dumas aussi bien que dans l’Histoire de France, Cyrano et D’Artagnan n’en est pas moins du pur Abel Gance. C’est comme si, ne sachant brider son enthousiasme tout en se sachant au terme de sa carrière, le cinéaste avait voulu caser plusieurs films dans un seul. Ça commence comme un roman initiatique, ça continue comme un film de cape et épée, ça se poursuit comme une comédie galante…ça s’achève comme une fable de La Fontaine. Chacun de ces segments est autonome par rapport aux autres. L’amitié entre Cyrano et D’Artagnan sert de fil conducteur mais des ellipses qui échappent à l’entendement du spectateur ramollissent cette ligne dramatique.

Abel Gance s’attache en fait au portrait du bretteur-poète-rêveur-inventeur qu’était Cyrano, personnage dans lequel il se projette certainement. Les Trissotin pourront facilement moquer son éternelle naïveté mais ce n’est pas le moindre des mérites du vieux cinéaste que d’avoir su exprimer, par exemple dans la scène du duel contre la gigantesque horde de spadassins qui annonce Mon nom est Personne, quelque chose de la fascination du petit garçon en face du héros. La foi d’Abel Gance dans ce qu’il raconte, son indéfectible premier degré, la sincérité de son admiration pour les grands humanistes, lui permettent ainsi de faire partager au spectateur l’émerveillement de d’Artagnan lorsqu’il découvre le magnétophone créé par son ami,  insérant, au passage, des bouts de science-fiction dans son film de cape et épées. Sûr de son génie, le cinéaste dédaigne la vraisemblance et ne rend de comptes qu’à la Beauté: en témoignent également les magnifiques dialogues en vers. La photo rougeoyante et la beauté grave de la musique de Michel Magne accentuent le lyrisme de la mise en scène.

Le film est particulièrement bien distribué. José Ferrer insuffle une humanité mélancolique au héros tandis que Jean-Pierre Cassel est un parfait freluquet. Sylva Koscina et Daliah Levi en courtisanes Grand Siècle montrent qu’Abel Gance n’a pas perdu son goût pour les jolies jeunes femmes. Certains seconds rôles sont éminemment savoureux: l’ouverture avec Michel Simon en père handicapé de Cyrano conquiert d’emblée le spectateur.

Tout ça pour dire que, filmé par Abel Gance, Cyrano a mille fois plus de panache que filmé par Jean-Paul Rappeneau.

La fin du monde (Abel Gance, 1930)

Un savant qui a prédit la collision entre une comète et la Terre lutte pour réconcilier l’humanité avant sa fin.

Le contraste entre l’ambition démesurée du propos et la puérilité d’une dramaturgie basée sur des intrigues de romans de gare d’ailleurs mal ficelées contribue grandement au ridicule de La fin du monde. Mais ce n’est pas tout. S’ajoute au passif du film le consternant surjeu des comédiens. Abel Gance lui-même dans le rôle d’une espèce de Christ moderne est particulièrement risible. Génie hugolien de l’art muet, le cinéaste n’avait de toute évidence pas encore intégré cette nécessité première du parlant: le naturel des apparences.

Néanmoins, il ne faudrait pas être trop dur avec Abel Gance qui a ici le mérite d’être autrement plus ambitieux que ses collègues à une époque où la frilosité devant la nouvelle technique guidait la majorité des cinéastes sans d’ailleurs que leurs films ne soient forcément meilleurs (essayez de me trouver un bon parlant français sorti avant 1931). A tort ou a raison, La fin du monde a été ramenée d’une durée de 3 heures à une durée de 1h30 par ses producteurs mais l’auteur était le premier à reconnaître son échec en 1964 lors d’une présentation de son film à la cinémathèque. Reste les grandioses plans de destruction de la fin.

Cri d’un pacifiste hanté par la première guerre mondiale et les spectres politiques de son temps, La fin du monde est aussi un film dont la sincérité et le caractère éminemment personnel ne font jamais aucun doute (contrairement à Melancholia par exemple).

Louise (Abel Gance, 1938)

Contre ses parents, une jeune fille est amoureuse d’un artiste.

L’ostentatoire virtuosité d’Abel Gance ne saurait réhausser l’irrécupérable platitude de l’opérette de Gustave Charpentier. Celui qui fut le plus grand poète lyrique du cinéma français ne s’accommode pas d’un sujet aussi léger, à savoir l’opposition entre une jeune fille et ses parents. Le surjeu des comédiens accentue le simplisme de l’ensemble.

Barbe rousse (Abel Gance, 1917)

Un journaliste tente d’arrêter le mystérieux criminel « Barbe rousse ».

A partir d’un scénario rocambolesque façon Fantômas, le jeune Abel Gance donne une preuve éclatante de son génie de la mise en scène. Son film est bourré de trouvailles visuelles qui mettent à l’amende Louis Feuillade. Citons comme exemples divers et variés le triple split-screen, le cigare qui tue ou encore les buissons qui bougent. Cette dernière séquence est particulièrement remarquable en ce sens que la présence du vent dans les feuilles vient se conjuguer à l’action dramatique proprement dite. Légèrement avant l’émergence des Suédois (reconnus comme les premier chantres de la Nature de l’histoire du cinéma), il y a ici un effet purement poétique qui donne à la scène un poids extraordinaire de réalité concrète.

Le travail du génial Léonce-Henry Burel à la lumière est également superbe. Il faut voir ce plan du cambriolage avorté avec l’assombrissement progressif du visage de la jeune fille suggérant que le bandit referme la fenêtre. La scène dans son entier est d’ailleurs magnifique. Les fonctions narrative et plastique du cinéma s’y conjuguent admirablement. D’abord, Gance filme Maud Richard avec une sensualité, une attention à son corps, au frémissement de sa gorge,  peu commune dans le cinéma français de l’époque. Ce travail de mise en scène autour de l’actrice rend crédible la sublime bifurcation narrative qui voit Barbe rousse lâcher son poignard devant tant de beauté. Ainsi, la convention du feuilleton est dynamitée et transcendée par le talent du cinéaste.

Bref, s’il manque à certains endroits de concision et s’il n’est pas aussi éblouissant que La dixième symphonie qui viendra un peu plus tard, Barbe rousse (et non Barberousse comme il est parfois référencé) est déjà un film remarquable de virtuosité et d’inventivité poétique. Il faut également noter la double ironie finale qui montre que, en même temps que le cinéma, Abel Gance inventait le méta-cinéma. En 1917. Brian De Palma peut aller se rhabiller.

Les gaz mortels (Abel Gance, 1916)

Pendant la première guerre mondiale, un scientifique humaniste est sommé par l’armée française de concevoir des gaz mortels.

C’est peut-être dû au fait qu’on était encore en pleine guerre mais le propos pacifiste est considérablement dilué par des intrigues rocambolesques liées à la famille du savant. Et ces intrigues sont d’un niveau de mélodrame de caniveau. Mais l’intérêt du film n’est pas là. Il est dans sa mise en forme. S’il n’y a pas ici le foisonnement créatif de La dixième symphonie tourné l’année suivante, le jeune Abel Gance montre qu’il a rapidement acquis les leçons de maître Griffith avec notamment une excellente gestion de climax basé sur le montage parallèle qui impose un fossé entre lui et les cinéastes français d’avant 1914. Ainsi, il n’y a qu’à comparer son film avec Germinal, très bon film du vétéran Albert Capellani tourné quelque deux ans auparavant mais qui semble appartenir à une autre époque du cinéma que ces Gaz mortels.

La dixième symphonie (Abel Gance, 1918)

Une femme qui voulait fuir un débauché tue la soeur de ce dernier au cours d’une bagarre. Le débauché a désormais un moyen de chantage…

Sublime mélodrame, La dixième symphonie contient déjà la quintessence d’Abel Gance. La naïveté de l’inspiration n’a d’égale que l’inventivité des formes. Par exemple, dix ans avant Napoléon et son triple-écran, le cinéaste a l’intuition du Cinémascope au cours de plans où des bandes colorées (sans doute au pochoir) s’intercalent en haut et en bas de l’image d’une naïade dansante de manière à figurer visuellement la dixième symphonie du titre! Plus encore que risible, la scène est géniale car force nous est de constater le bouillonnement créatif d’un précurseur déterminé à explorer toutes les possibilités de son art voire à en repousser les limites (en l’occurrence, le son lui manquait).

Le film est saturé d’idées de montage, de cadrages, de narration, bref de cinéma. N’était la folle conviction de son auteur dans l’histoire qu’il raconte, La dixième symphonie aurait pu verser dans la vanité de l’exercice de style avant-gardiste. Mais le visionnaire Abel Gance n’a jamais été un tenant de « L’art pour l’art ». Les acteurs sont habités par leur rôle. Séverin-Mars, futur héros de J’accuse et de La roue, entamait magnifiquement une fructueuse collaboration avec le réalisateur et la jolie Emmy Lynn est filmée avec gourmandise. Le très beau plan où ses épaules sont dénudées en annonce bien d’autres dans l’oeuvre du futur auteur de Lucrèce Borgia…On notera aussi que dans la première partie, le jeu très sophistiqué sur les points de vue et les flashbacks donne une vertigineuse profondeur au récit. En quelque sorte et jusqu’à exhumation d’un précurseur antérieur, Gance invente ici le suspense hitchocko-rohmérien, celui où les personnages se font leur propre cinéma à partir de ce qu’ils ont vu.  Bref:  l’opposé d’une curiosité réservée aux rats de cinémathèque, La dixième symphonie est véritablement un très grand film.

Paradis perdu (Abel Gance, 1940)

 

Une jeune fille et un peintre se rencontrent le 14 juillet 1914. Le jour de leur mariage, la guerre est déclarée…

La première partie illuminée par le visage sublime de béatitude amoureuse de Micheline Presle est magnifique. Le couple qu’elle forme avec Fernand Gravey est beau comme un couple de Frank Borzage. L’amour, la guerre, la mort. La trame est simple mais retorse car Abel Gance va jusqu’au bout des possibilités mélodramatiques de son récit, jusqu’à faire exhaler à son film un parfum de mélancolie quasi-incestueuse. Certains effets tel que la surimpression finale sont naïfs mais ils fonctionnent grâce à la virtuosité du cinéaste et à la conviction des acteurs.  Au final et en dépit d’un improbable car trop vite expédié dernier acte, Paradis perdu s’avère un des meilleurs films parlants d’Abel Gance.

Le capitaine Fracasse (Abel Gance, 1943)

Un baron ruiné se joint à une troupe de comédiens ambulants.

Un film assez étrange, comme tous les films parlants d’Abel Gance que j’ai vus. Les comédiens ne paraissent pas très impliqués. Le découpage des scènes d’action ne brille pas par sa lisibilité (plusieurs faux raccords sautent aux yeux), ce qui pour un film de cape et d’épée est évidemment regrettable. On peut mettre ça sur le compte d’un tournage chaotique (maladie des acteurs, changement de société de production en cours de route…) mais certains défauts sont inhérents à l’auteur. Ainsi Gance, d’une naïveté toujours aussi confondante lorsqu’il s’agit de raconter, ne fait guère d’effort pour nous intéresser à son histoire. L’évocation des personnages et de leurs relations reste superficielle (je pense par exemple au traitement de la romance).

En revanche, Le capitaine Fracasse est visuellement très impressionnant. Dès le début dans le cimetière, les cadrages insolites sont du plus bel effet, les images sont superbes. Les fondus enchaînés, les éclairages contrastés, les nappes de brouillard…sont autant de poncifs du muet magistralement agencés par le metteur en scène. Chaque séquence est propice à des inventions visuelles. A ces images remarquables s’adjoint la musique sur-employée mais magnifique du grand Arthur Honegger. Certaines scènes sont extraordinaires au-delà de leur aspect strictement plastique: le duel avec alexandrins où le jeu déclamatoire des acteurs est retourné à l’avantage du film, la fin quasiment fantastique (il est d’ailleurs dommage que l’identité de Matamore soit révélée, ça lève une part du mystère).

Bref, l’évidente beauté de cette œuvre baroque est étroitement corrélée à son caractère déséquilibré, imparfait.

Napoléon (Abel Gance, 1927)

Du pensionnat de Brienne à la campagne d’Italie, l’ascension en pleine révolution française d’un bientôt célèbre Corse.

La première chose à préciser lorsqu’on s’apprête à faire une critique de Napoléon, sans doute le classique le plus tripatouillé de l’histoire du cinéma, c’est la version dans laquelle on l’a vu. Il s’agissait donc ce dimanche soir du montage de 5h15 réalisé par Kevin Brownlow en 1982.  Je n’ai pas d’information sur la vitesse de projection mais je pencherais pour du 18-20 images par secondes. L’accompagnement musical était signé Marius Constant qui a inclus dans sa partition la vingtaine de minutes composée par Arthur Honegger pour la première du film à l’Opéra de Paris le 7 avril 1927. Il y avait également des moments où un organiste, Thierry Escaich, et un pianiste, Jean-François Zygel, improvisaient. L’orchestre était dirigé par Laurent Petitgirard.  Ces détails apparemment triviaux sont en fait essentiels comme vous le verrez par la suite.

Ce qui frappe d’abord lorsque l’on découvre enfin ce monument, c’est qu’il ne s’agit pas d’un portrait de Napoléon. En effet, si l’on s’attend à une vision de la personnalité de Bonaparte par Abel Gance alors on risque d’être très déçu. Il n’y a pas d’analyse de son caractère, le personnage est essentiellement une icône. D’ailleurs, les scènes intimistes sont peu intéressantes. Le dépit amoureux du génial soldat face à Joséphine est certes esquissé lors de quelques jolis plans mais tout ce qui y a trait reste banal, n’inspire guère le metteur en scène. Les sentiments « normaux » (la cour à une femme, le retour au foyer natal…) ne conviennent pas au style de Gance. D’ailleurs, les quelques personnages non-historiques sont soumis aux lourds penchants naïfs et mélodramatiques de leur auteur. Soit ils sont gentils et ils s’aplatissent d’adoration (Violine Fleuri et son père) devant le génie qu’est Bonaparte, soit ils sont méchants et ils sont ridiculisés par lui. Dans les deux cas, ce ne sont que des faire-valoir.  De plus, l’accompagnement musical dans l’ensemble tonitruant n’aide pas à être ému par ces séquences peu subtiles. Je ne saurais dire si c’est la faute de Constant, d’Honegger ou de Gance mais le fait est que la musique apparaissait souvent en décalage complet par rapport à l’action à l’écran.

Clairement, la psychologie n’intéresse pas Abel Gance. Pas plus d’ailleurs que l’analyse de l’évolution du contexte politique. Les tenants et aboutissements de la Révolution française, Gance s’en contrefiche. La continuité entre les divers évènements n’est pas rendue sensible, le film est une succession d’épisodes sans véritable récit pour faire le lien entre eux. Au contraire de La roue qui était d’abord un passionnant feuilleton, Napoléon est donc un film très faible d’un point de vue narratif et dramatique.

Mais alors pourquoi ce film s’avère t-il, en dépit de ces tares, un des plus beaux de l’histoire du cinéma? C’est que s’il ne se montre ici ni dramaturge ni historien, Abel Gance est un poète lyrique dont le souffle de la vision finit par balayer toutes les réticences. D’accord, l’absence de narration digne de ce nom fait parfois baisser notre attention. D’accord, le simplisme de l’écriture est parfois risible. D’accord, certaines séquences sont banales. D’accord, certains passages sont trop longs voire dispensables. D’accord, la mise en scène manque parfois de clarté (le génie stratégique déployé lors du siège de Toulon est mal rendu à cause d’une appréhension de l’espace assez primitive). En revanche, lorsqu’il s’agit de filmer le grandiose, le mythe, Abel Gance est le plus grand des cinéastes français. Et Napoléon, vous vous en doutez, regorge de séquences grandioses.

Mu par une vision mystique et exaltée de l’Histoire, le cinéaste enchaîne les morceaux de bravoure. Depuis la bataille de boules de neiges qui ouvre le film jusqu’au retour de Bonaparte à la Convention, Gance montre qu’il savait créer un sentiment de grandeur en filmant autre chose que des mouvements d’armée. C’est le style qui crée la dimension mythique. Chaque séquence est prétexte à des inventions cinématographiques qui viennent transfigurer le matériau. Au contraire des autres cinéastes de l’Avant-garde française, Gance n’est jamais tombé dans la vanité esthétisante. Sa naïveté l’a sauvé. Ainsi  le montage expérimental fait de surimpressions, d’accélérations, de raccords brusques entre des plans d’échelles différentes crée dans Napoléon un rythme musical qui insuffle une fougue exceptionnelle. Citons quelques moments en vrac qui montrent la variété du talent de Gance:

  • le bal des rescapés de la Terreur, petit tourbillon de jambes, de seins et de fesses dénudées dans lequel se manifeste l’inspiration érotique du futur réalisateur de Lucrèce Borgia
  • la présentation de la Marseillaise au club des Cordeliers, séquence d’un lyrisme apte à réveiller le patriotisme du plus borné des anarchistes
  • Violine Fleuri (jouée par Annabella débutante) enveloppée dans un rideau rêvant à son héros. Fondu enchainé sur le visage de Napoléon en route vers son Destin. La transition entre les fantasmes de la jeune fille et le grand homme à la rencontre de l’Histoire est imperceptible.
  • Bonaparte à la Convention avant sa campagne d’Italie:  le jeune général entre les portes immenses  de l’assemblée, le drapeau tricolore en arrière-plan. Un plan magnifique
  • un autre plan, celui des Anglais poursuivant Napoléon au clair de lune en Corse.  Un belle image dans une course-poursuite qu’il faut bien reconnaître comme étant longuette et peu palpitante

Et évidemment, les clôtures de chacune des deux époques qui composent l’oeuvre. Deux cimes d’une hauteur inégalée.

Il y a d’abord la séquence dite de la « double tempête ». Gance monte en parallèle la fuite de Napoléon à bord d’une barque au sein d’une mer déchaînée avec la Convention qui s’entredéchire au moment de la Terreur. Peu à peu, les deux séquences fusionnent. La lourdeur littérale du symbole s’envole par la grâce d’un montage génial, de l’imagination délirante du metteur en scène (qui a inventé une caméra oscillant comme un pendule pour filmer les députés) et des rugissements de l’orchestre. Ne reste que la folie de la Terreur. Il faut tout le génie avant-gardiste et passionné de Gance pour pouvoir exprimer une idée aussi abstraite avec une telle force sans l’aide du récit.

Enfin, le clou des clous. Environ une demi-heure avant la fin, le moment tant attendu arrive. Les rideaux latéraux de l’écran s’ouvrent. La triple projection commence. Et croyez en un spectateur qui a vu plusieurs films en Imax , en 3D et en Imax/3D, la polyvision d’Abel Gance n’a rien perdu de sa superbe. Parce que le visionnaire qui a inventé ce procédé était à la fois ingénieur et poète. La polyvision dans Napoléon n’est pas une démonstration technique mais l’ouverture de nouveaux territoires propres à stimuler la folie créatrice du génie.
C’est la campagne d’Italie. Bonaparte, avec son discours, va réveiller l’ardeur de soldats mal nourris, mal habillés et en infériorité numérique. Eh bien rarement au cinéma discours aura eu plus de force que celui-ci. Aussi muet soit ce discours. Au début, la polyvision sert simplement à élargir le cadre. Cela permet de cadrer la Grande armée dans toute sa longueur mais ce n’est pas plus qu’un super-Cinémascope et de surcroit, cela met du temps à être probant du fait de la difficulté pour le projectionniste d’ajuster strictement les trois images. Là où ça devient vraiment époustouflant, c’est lorsque Gance joue avec des images différentes sur les trois écrans. Sa frénésie créatrice est alors triplée. Il matérialise ses visions, mélange allègrement les diverses temporalités, les différents plans de conscience de Napoléon, les différents niveaux de réalité. Le montage va crescendo en même temps que l’orchestre. Le foisonnement formel transcende les éventuelles intentions d’auteur, il ne s’agit même plus de suivre Napoléon, le propos politique du départ est complètement dépassé. Ne reste que l’extase du sublime.

Ce qui fait que l’on ressort de la projection à genoux. Aussi inégal soit-il, on a le sentiment d’avoir découvert un film d’une beauté extraordinaire. Napoléon est un film monstrueux.