Le serment de Rio Jim (The Bargain, Reginald Barker, 1914)

Un bandit en cavale tombe amoureux de la fille d’un fermier…

Film véritablement séminal puisqu’il s’agit du premier western avec William S.Hart. La structure du mythe est déjà là: un pistolet dans chaque main, une jeune fille, la rédemption, des chevauchées, les oscillations du Bien et du Mal…L’intrigue est globalement schématique mais sait surprendre lorsque le shérif perd au jeu (ce qui suscite l’arrangement éponyme). La mise en scène est très avancée: on se croirait déjà en 1915. Comme Griffith, les auteurs viennent du théâtre -cela se voit dans un savoureux et inventif prologue- mais, plus encore que Griffith, pensent cinéma. Les acteurs sont sobres (Clara Williams un peu moins que ses homologues masculins), les échelles de plan sont variées, les cartons n’abondent pas, le montage fait progresser plusieurs actions en même temps, la caméra bouge. Notamment, il y a un long mouvement d’appareil dans un tripot qui, inutile à l’intrigue, accentue le poids du décor et insuffle une authenticité d’ordre entomologique à cette peinture d’un Ouest rudimentaire. Bref, Le serment de Rio Jim est, eu égard à sa situation dans l’Histoire du cinéma, une oeuvre exceptionnelle. On comprend que que son réalisateur, Reginald Barker, soit à sortir des oubliettes de toute urgence et que son producteur, Thomas Ince, ait été, au sortir de la Première guerre mondiale, considéré comme plus important encore que l’auteur de Naissance d’une nation.

La vengeance de Jim (Wolf Lowry, William S.Hart, 1917)

Un rude cow-boy tombe amoureux d’une squatteuse.

Encore un superbe western de William S.Hart produit à la Triangle. Cette fois-ci, la rédemption de son personnage a les sombres atours d’une cruelle histoire d’amour. La hauteur de vue du récit -riche de rebondissements mais profondément logique- n’a d’égale que la brutalité de la mise en scène: les plans sont brefs et intenses. Outre de judicieux gros plans, il y a tout un remarquable travail de dramatisation autour de la lumière. Voir par exemple le prélude à l’affrontement dans la cabane. Joe August a concocté beaucoup d’images très sombres, parfois lardées de saisissants coups de feu (comme dans Un lâche dont il avait aussi signé la photo). A voir ici.

Une page folle (Teinosuke Kinugasa, 1926)

Dans un asile, une folle…

Parangon, délibérément incompréhensible et stylisé jusqu’à la grimace, de film se voulant « artistique ». Pas moins intolérable que les pires équivalents du surréalisme français mais cent coudées en-dessous des grands films expressionnistes singés; dans lesquels la forme n’avait rien de forcé mais semblait émaner naturellement du matériau alors que Kinugasa, qui amassera plus tard sa fortune critique avec un sommet d’académisme, est dénué de toute sincérité.

The trail of the lonesome pine (Cecil B.DeMille, 1916)

Dans les Appalaches, la fille d’une famille de distilleurs clandestins tombe amoureuse du policier venu les arrêter.

Les extérieurs, la photographie sophistiquée et quelques trouvailles de découpage (le miroir pour vérifier le souffle vital d’un être cher, idée qui sera reprise et sublimée dans Secrets de Borzage) agrémentent une mise en scène encore théâtrale dans le jeu des acteurs et primitive dans pas mal de cadrages. Bref, c’est bien même si on peut préférer le remake d’Hathaway réalisé vingt ans plus tard, logiquement plus développé.

Secrets (Frank Borzage, 1924)

L’histoire d’un couple formé par la fille d’un notaire et le clerc de son père qui a fui l’Angleterre pour s’installer au Far-West.

Le maintien rigide de la structure en trois actes accuse la théâtralité du film mais le jeu de Borzage -aidé par le grand chef opérateur Tony Gaudio- avec la lumière et l’espace enrichit la mise en scène de mille accents réalistes, comiques ou dramatiques. La partie centrale, dans la cabane assiégée, est évidemment la plus intense, mais la première partie, exceptionnellement longue, ne dépare pas avec son équilibre maintenu entre légèreté comique et gravité proto-féministe. Norma Talmadge est plus sobre, et plus convaincante en jeune fille, que Mary Pickford dans le remake. Certaines idées confinent au génie, telle la terrible litote avec laquelle est exprimée la mort du nourrisson. D’une façon générale, Secrets émeut par sa retenue et la condensation de ses effets dramatiques qui passent par la pure composition de l’image. Stupéfiant de simplicité et de profondeur d’évocation, le dernier plan est digne de Dreyer.

Casanova (Alexandre Volkoff, 1927)

De Venise à Saint-Pétersbourg, les aventures de Casanova.

Adaptation peu fidèle des mémoires du mythique aventurier, ce Casanova impressionne par sa mise en scène à grand spectacle et en décors naturels (magnifique carnaval de Venise colorié au pochoir) plus que par sa consistance dramatique (séquence de prise de pouvoir de Catherine II bien faite mais qui apparaît comme une digression décorative en plus de faire pâle figure face à L’impératrice rouge, qu’elle préfigure cependant). Le vieux et cireux Mosjoukine est peu crédible dans le rôle du grand séducteur, quoique moins irritant que dans d’autres films.

Le coeur nous trompe (The affairs of Anatol, Cecil B.DeMille, 1921)

Un jeune marié met son couple en péril à force de vouloir « sauver » des filles en perdition.

Cette adaptation d’Arthur Schnitzler est pleine d’esprit (ainsi qu’en témoignent les cartons) mais frappe par un jusqu’au boutisme presque maccareyien: une tentative de suicide occasionne un paroxysme comique ou encore, au sein d’un cabaret infernal où l’inspiration luxurieuse du metteur en scène se déploie, un plan sur la photographie d’un soldat aimé introduit une émotion sacrificielle qui renverse les rôles entre pécheur et sauveur…Manié avec virtuosité par DeMille, cet art des contrastes n’occulte jamais la vérité immédiate des comportements tout en s’accordant à la psychologie tordue de l’hypocrite redresseur de torts qui fait office de personnage principal; un certain type de chrétien est ici analysé avec plus de finesse encore que de drôlerie. Le message moral -car, comme dans toutes les comédies de DeMille, message moral il y a- est alors transmis autant de clarté que de compassion.

L’admirable Crichton (Male and female, Cecil B. DeMille, 1919)

Une famille de la haute-société anglaise échoue sur une île déserte, avec ses domestiques.

D’abord, le jeu retors entre rapports de domination sociale et rapports de domination sexuelle est présenté avec beaucoup d’esprit et de finesse grâce, notamment, à la justesse des comédiens et au temps que le metteur en scène sait accorder à chaque séquence. Ainsi, la première partie est pleine de notations réalistes qui, en plus d’enrichir le contexte ou le comique, ont aujourd’hui une inestimable valeur documentaire. Ensuite, et c’est typique de l’auteur de L’empreinte du passé, de brusques -mais cohérents- changements de lieu, d’époque et de registre, en plus de surprendre le spectateur, insufflent une amplitude exceptionnelle à la méditation comique, qui s’avère aussi une poétique histoire d’amour à travers les âges grâce aux ajouts de DeMille et Jeanie McPhearson à la pièce originelle de J.M Barrie. Toujours, à commencer par la fin, DeMille privilégie la lucidité sociale à la convention démagogique. C’est donc excellent.

Le rachat suprême (The whispering chorus, Cecil B.DeMille, 1918)

Après avoir volé son employeur, un comptable change d’identité…

Succession de péripéties abracadabrantesques où la hauteur de vue morale est substituée au pathos mélodramatique; ce qui a pour objectif de susciter la réflexion métaphysique, un peu comme dans les derniers films de Fritz Lang. A l’opposé de l’art de la séquence longue que Cecil B. DeMille saura déployer dans plusieurs films ultérieurs, le rythme est ici haché. Pour maintenir l’implication du spectateur dans le récit, il faut que le créateur d’images mobilise tout son talent qui culmine ici dans la séquence d’exécution, triomphe de la litote visuelle dont la sophistication se distingue d’autres scènes, encore assez primitives dans leur découpage. Bref, Le rachat suprême est un film tout à fait intéressant quoique j’ai du mal à y voir le meilleur de l’auteur des Damnés du coeur (ainsi que lui-même le considérait). Ses préoccupations sont déjà présentes mais son style n’a pas encore atteint sa plénitude.

Le dernier des Don Farel (The pride of Palomar, Frank Borzage, 1922)

De retour du front, l’héritier d’un ranch californien lutte contre un riche homme d’affaires allié à un Japonais qui veut s’en emparer.

Le récit est tiré par les cheveux, le film est trop long et la sensibilité de Borzage n’apparaît guère mais la mise en scène est chiadée: images bien éclairées, plans larges de décors naturels, découpage dynamique. Des airs de western ont clairement été insufflés à ce drame impossible et c’est tant mieux. The pride of Palomar n’est pas un film aussi mauvais que ce qu’en disent les exégètes de Borzage, sans doute irrités par la xénophobie anti-asiatique qui a présidé à la conception de l’oeuvre mais qui se fait finalement vite oublier au cours de la projection.

Le piège (Until they get me, Frank Borzage, 1917)

Un fermier qui a tué en état de légitime défense est poursuivi par un jeune officier de police montée…

Ce western Triangle est remarquable à plusieurs titres. D’abord, il y a la vivifiante fraîcheur si typique du genre dans ces années-là. Les séquences sont concises, les acteurs suffisamment dynamiques et expressifs pour minimiser le nombre de cartons, les extérieurs sont photographiés avec autant de simplicité que de beauté. Un exemple parmi d’autres de cet art, poétique mais prosaïque, pourrait être ce plan centré sur une rivière où un cavalier surgit par le haut de l’image; c’est donc, tout naturellement, par son reflet dans l’eau qu’il se signale d’abord à l’oeil du spectateur.

Ensuite, il y a une liberté dans la narration d’autant plus souveraine qu’elle ne s’affiche pas: quarante-trois ans avant Psychose, le personnage principal change au cours du récit. Deux fois plutôt qu’une. Ainsi, le film de traque se focalise soudain sur l’éclosion d’une jeune fille dans une garnison. Borzage est, déjà, l’auteur…Ces changements de point de vue n’apparaissent pas comme un défaut de structure car l’unité de l’oeuvre est concrétisée dans la bienveillance avec laquelle sont montrés trois personnages qui ont, chacun à leur manière, tragiquement failli.

Enfin, Frank Borzage, qui démarrait alors une collaboration avec la firme fondée par Thomas Ince, a insufflé une réelle sensibilité. Grâce à l’invention exceptionnelle de sa direction d’acteurs, le futur « poète de l’amour fou » enrichit l’intrigue d’une épaisseur humaine, sentimentale et même érotique. Voir par exemple, à la fin, les gestes de tendresse mutine de Pauline Starke qui se révèle une des plus mémorables héroïnes de western, presque à la hauteur de Bessie Love dans The aryan.

Sa vie (The lady, Frank Borzage, 1925)

La tenancière anglaise d’un bouge marseillais raconte sa vie, riche en malheurs.

D’un canevas épouvantablement mélodramatique, Frank Borzage tire un film magnifique grâce à son art consommé de la mise en scène qui lui permet d’insuffler de l’épaisseur humaine, d’enchaîner les moments sublimes et de rendre sensible l’irruption de la grâce.

Norma Talmadge, qui est un peu à Janet Gaynor ce que Carol Dempster est à Lilian Gish, incarne avec une attachante vitalité la fille de mauvaise vie mais victime de l’injustice sociale et fondamentalement brave. La poétique reconstitution des bas-fonds marseillais par le grand William Cameron Menzies préfigure le Montmartre de L’heure suprême aussi bien que la Naples de L’ange de la rue tandis que le chef-opérateur Tonio Gaudio a fait des merveilles, notamment pour recréer le fog londonien.

Si la première partie reste assez conventionnelle et la suspension d’incrédulité lors de l’ahurissant rebondissement final moins évidente que pour les miracles de Lucky star, L’ange de la rue et L’heure suprême, la maîtrise inventive de Borzage lui permet de souvent se passer de cartons en même temps qu’elle pare plusieurs séquences d’une émotion pure et vraie. Entre autres morceaux de bravoure cinématographiques, citons le complexe jeu de regards dans la scène pivot, percutante ostension de la solidarité féminine en action.

Ainsi, en 1925, pour Frank Borzage, il n’y avait plus qu’un petit jalon avant la série de chefs-d’oeuvre des années 1927-1929.

La sagesse de trois vieux fous (King Vidor, 1923)

Trois vieux amis recueillent la petite fille de leur amour de jeunesse mais l’un d’eux est la cible d’un malfrat évadé de prison qu’il fit condamner…

Et ce n’est que le début d’une intrigue des plus artificielles. Mais King Vidor la transfigure grâce à son génie cinématographique. Il y a d’abord la qualité générale de la mise en scène: la sobriété des acteurs, le sens du décor, l’appréhension de l’espace…qui compensent le manque de vérité dans la structure du récit par la vérité des apparences. Il y aussi, et surtout, un stupéfiant sens du rythme qui fait comprendre pourquoi King Vidor se souvenait, dans ses mémoires, de La sagesse des trois vieux fous comme de l’emblème de ce qu’il appelait la « silent music ». La brutalité quasi-elliptique des raccords préfigurerait Pialat si elle n’était avant tout destinée à captiver le spectateur et à maximiser l’impact spectaculaire, notamment lors d’une évasion, montée comme une polyphonie crescendo, qui demeure une des séquences de poursuite les plus incroyables de l’histoire du septième art.

L’honneur du nom (The family honor, King Vidor, 1920)

Le fils d’une famille sudiste en décadence se met à travailler dans un tripot tandis que sa soeur est courtisée par le fils du maire qui s’oppose à la complaisance de son père pour les lieux de débauche.

Le schématisme puritain de l’intrigue -typique du Vidor première manière- est vivifié par la relative finesse des articulations du scénario et la netteté de la mise en scène, qui insuffle une réalité immédiate aux personnages en les ancrant dans des lieux fort bien photographiés. Il y a notamment une scène de bal sur un bateau à aubes qui sonne d’autant plus vrai que le réalisateur ne s’appesantit pas dessus comme le ferait certainement un réalisateur non contemporain de ce qui est raconté; rarement le son m’a autant manqué dans un film muet. Déjà, King Vidor sait enchainer et varier les plans pour dramatiser et élargir l’action. Voir par exemple la scène de cambriolage; rarement le son a été aussi bien suggéré dans un film muet.

Une gamine charmante (The patsy, King Vidor, 1928)

Une jeune fille de bonne famille, en butte à sa famille, tombe amoureuse d’un prétendant de sa grande soeur.

Adaptation muette d’une pièce de théâtre, conçue autour de l’actrice limitée qu’était Marion Davies. Cela donne une idée des limites du truc, malgré quelques idées marrantes comme l’imitation par l’héroïne de Lilian Gish.

Love never dies (King Vidor, 1921)

Contre sa famille, un jeune homme épouse la fille d’une femme de mauvaise réputation.

Epouvantable mélodrame, non tant par de quelconques excès pathétiques que par la poussiéreuse absurdité de ses rebondissements -peut-être accrue par d’éventuelles lacunes de la copie subsistante (?). Même le clou du film, à savoir un accident de train, est mis en scène de façon tout à fait invraisemblable. Love never dies est un sérieux candidat au titre de pire film de King Vidor.

Wine of youth (King Vidor, 1924)

Une jeune fille de la bourgeoisie américaine a bien l’intention de profiter de sa jeunesse, contre les recommandations de sa mère et les récriminations de sa grand-mère.

Comédie sociologique pleinement ancrée dans la bourgeoisie américaine des années 20, riche de vitalité et de mouvements. Par-delà le siècle qui nous en sépare, il y a une jolie justesse dans l’appréhension du couple sur le long terme.

The sky pilot (King Vidor, 1921)

Un pasteur arrive dans une ville de cow-boys peu enclins à l’écoute de sermons.

Le génie cinématographique de King Vidor transfigure un récit édifiant quoique nourri de détails (retournement de l’antagoniste, association du père de la dulcinée aux bandits…) qui dénotent la sincérité d’un auteur s’appuyant sur la fluidité des circonstances plus que sur la rigidité des conventions pour incarner son message. Filmant un écureuil courant sur le visage d’une jeune femme, un cavalier tombant d’un pont sur une rivière, l’incendie d’une église dans la neige ou de spectaculaires convoyages de bétail, le cinéaste intègre l’action dramatique à la Nature avec une aisance typiquement américaine. Loin d’être un western de série, The sky pilot est un film d’une ampleur telle qu’il ruina le cinéaste-producteur et le força à fermer son propre studio, Vidor Village.