Les enfants du capitaine Grant (Victorin Jasset et Henry Roussel, 1913)

Les enfants d’un capitaine naufragé quelque part sur le 37° de latitude partent à la recherche de leur père.

Je n’ai pas lu le roman de Jules Verne mais il semblerait que Victorin Jasset -mort sur le tournage repris par Henry Roussel- y ait vu un prétexte idéal pour reprendre son thème de prédilection: les poursuites. Périple d’ampleur mondiale oblige, il élargit son espace, figurant les Andes, la Nouvelle-Zélande, l’Australie et l’Ecosse grâce aux paysages variés du Sud de la France mais le principe fondamental reste le même que dans Protéa et Zigomar: action, action, action. La psychologie des personnages est nulle mais cette action se sophistique: un enfant est enlevé par un condor (Hergé s’en est-il souvenu pour Le temple du Soleil?) mécanique, un train tombe d’un pont détourné (le suspense est alors digne d’un film américain de 1916), des dizaines de figurants indiens poursuivent les héros, préfigurant ainsi l’introduction des Aventuriers de l’arche perdue (mais la naïveté politique de Jasset est plus excusable que celle de Spielberg). Si le maître du film d’action qu’était Jasset avait survécu à l’année 1913, la face du cinéma français eût-elle été changée?

Zigomar peau d’anguille (Victorin Jasset, 1913)

Zigomar, qui avait fait semblant de se suicider avant son procès, est ressucité par Rosaria, sa complice.

Entre 1912 et 1913, le cinéma a progressé à pas de géants. Ainsi, si la technique de Jasset reste très simple (pas de mouvement de caméra, valeurs de plans qui changent peu), la narration a gagné en continuité et l’évolution de chaque séquence est plus détaillée. Il n’y a guère d’unité entre les multiples péripéties mais Zigomar peau d’anguille est un déroulé d’action pure chargé de fantaisie (l’inondation, l’utilisation de l’éléphant…) qui annonce le chef d’oeuvre Protéa. Tel qu’en témoignait le plaisir d’une petite fille assise près de moi, la fraîcheur de ces bandes largement centenaires est intacte.

Granddad (Thomas Ince, 1913)

Parce qu’il a incité sa petite fille à lui planquer une bouteille, un vétéran de la guerre de Sécession est chassé du foyer par sa bru…

L’alcool, les vieux et la guerre de Sécession: on se rend compte que les thèmes chers à John Ford n’étaient pas follement originaux. Même la morale -un triste pessimisme quant au traitement des héros de guerre par une bonne société fondamentalement pharisienne- est typique du futur auteur de La chevauchée fantastique. De ce matériau, Thomas Ince ne tire certes pas un film aussi sublime que les chefs d’oeuvre du borgne mais un beau moyen-métrage à cheval entre primitivisme et classicisme. Le grossier scénario abuse des coïncidences pour faire avancer l’histoire, William Desmond Taylor dans le rôle titre surjoue parfois et les angles de prise de vue ne sont pas très variés mais plusieurs séquences témoignent déjà d’un vrai sens du cinéma: l’émouvant enterrement à Arlington, le flashback de la bataille et, d’une façon générale, les extérieurs qui sont joliment photographiés.

Au pays des lits clos (Maurice Mariaud, 1913)

Après que son bateau a échoué, un amnésique est recueilli sur une île bretonne…

Une excellente surprise. La Bretagne -sa lande, ses intérieurs, ses rues, ses rochers, sa jetée- est aussi bien filmée qu’elle le sera chez Jean Epstein quinze ans plus tard. Le découpage où abondent les plans larges avec de nombreux figurants insère l’intrigue, digne d’un conte de fées, dans une forme documentaire tandis que la lumière sombre poétise l’action. Maurice Mariaud a un sens aigu du cadre comme en témoignent les belles images où le décor rocailleux et venteux intensifie la mélancolie de l’héroïne.

Balaoo (Victorin Jasset, 1913)

Un gorille transformé en homme par un scientifique échappe à son « créateur »…

Adaptation de Gaston Leroux où Victorin Jasset met bien en valeur les talents d’acrobate et de cascadeur de Lucien Bataille. Le drame « psychologique » de Balaoo est superficiellement traité mais le rythme est enlevé et les extérieurs sont superbement photographiés (aussi bien en terme de cadrage que de lumière). Ce n’est pas aussi abouti que Protéa mais c’est du bon Jasset.

Protéa (Victorin Jasset, 1913)

Un ministre engage une espionne pour dérober le traité d’alliance entre deux pays ennemis…

Non seulement le cinéma de Victorin Jasset préfigure les serials de Louis Feuillade mais il a également atteint un niveau d’achèvement supérieur aux Vampires et ce, dès avant la Première guerre mondiale. Protéa, son dernier film avant son décès prématuré en 1913, frappe en effet par sa netteté dans la conduite de l’action et la perfection de son rythme.

Il n’y a aucune prétention psychologique ou politique dans le récit -quoique l’intrigue, mince comme du papier à cigarette, soit évidemment inspirée du contexte européen de l’époque- mais celui-ci est nourri par un perpétuel jaillissement d’inventions concrètes. Infiltrations, cambriolages et courses-poursuites s’enchaînent avec une vivacité et un sens du mouvement jamais pris en défaut. L’exploitation du décor et des accessoires à des fins narratives dénote une remarquable intelligence de la mise en scène. La deuxième moitié du film (ce qui reste du métrage aujourd’hui dure moins d’une heure) relève de l’action continue, à faire pâlir d’envie les auteurs de Mission: impossible.

De plus, ce premier film d’espionnage de l’histoire du cinéma est mené avec une fantaisie, une légèreté et un soupçon d’ironie -toutes qualités cruellement absentes des très sérieux Vampires– qui en font une sorte de lointain parent du Danger Diabolik! de Bava. Josette Andriot, égérie du cinéaste, et Lucien Bataille forment un couple d’espions aussi sympathiques qu’amoraux.

Avec sa grammaire encore rudimentaire (mouvements de caméra infimes, pas de gros plans), Protéa est, déjà, une sorte de chef d’oeuvre tant est éclatante l’adéquation entre l’ambition de Jasset et les moyens employés pour réaliser cette ambition: un constant divertissement qui puise ses sources dans le roman-feuilleton et où le cinéma se révèle l’art idéal pour retranscrire la jubilation de l’action.

Léonce cinématographiste (Léonce Perret, 1913)

La femme de Léonce est persuadée que son mari le trompe avec une de ses actrices.

Le début de ce court permet de voir un studio de la Gaumont d’avant 14 (un peu comme Sunset Boulevard permettait de voir les studios Paramount de l’âge d’or). Plus que de la galéjade burlesque, la suite tient de la comédie de moeurs. C’est léger, subtil et juste. Léonce Perret était -aussi- un grand acteur.

Léonce aime les morilles (Léonce Perret, 1913)

Les déboires de Léonce durant sa quête aux champignons.

Ce court-métrage qui met en scène Léonce dans son rôle comique récurrent est assez drôle. Les gags burlesques (l’un annonce celui de Milou qui fait manger une éponge à un fauve dans Tintin au Congo) sont un peu épais mais la tendre satire de la vie conjugale est bien sentie, excellemment servie qu’elle est par le jeu assez fin de Léonce Perret.

L’enfant de Paris (Léonce Perret, 1913)

Une orpheline est envoyée à l’internat, s’échappe, est enlevée…

L’enfant de Paris est un feuilleton mélodramatique transfiguré par une épatante maîtrise cinématographique qui oblige celui qui le découvre aujourd’hui à repenser quelque peu l’histoire du septième art et ses jalons couramment admis. Le mystère de roches de Kador montrait déjà l’intelligence qui était celle de Léonce Perret quant à sa caméra. Réalisé un an après, L’enfant de Paris montre qu’un bond de géant a encore été franchi. Découpage à vocation dramatique, plans en plongée, surimpressions, panoramiques, éclairages sophistiqués, allongement de la durée des plans pour instaurer du suspense…En 1913, Perret a une large connaissance des possibilités de son art et s’en sert brillamment. Il n’y a qu’à voir l’évasion de l’orphelinat ou le retour de l’officier à la maison pour se rendre compte de l’avance -légère- que le réalisateur majeur de la Gaumont avait alors sur Griffith.

Ses acteurs sont d’une rare sobriété. Suzanne Privat dans le rôle de l’enfant insuffle une justesse émotionnelle aux situations de mélodrame les plus grossières. Si, cent ans après sa sortie, L’enfant de Paris n’a guère perdu de son pouvoir spectaculaire, c’est aussi parce que Léonce Perret a tourné en extérieurs, arpentant les rues de Paris et de Nice avec la souveraine gourmandise du créateur excité par les capacités d’un outil pas encore vingtenaire. Au cœur de ce feuilleton riche en péripéties, il y a ainsi, parfaitement décorrélée de l’action dramatique, une longue et fascinante errance dans Nice que n’aurait pas reniée Antonioni (né l’année du tournage de ce film). L’enfant de Paris est donc un très grand film qui, je pense, suffit à placer Léonce Perret parmi les réalisateurs fondamentaux de l’histoire du cinéma. Lewis J.Selznick, père de David, qui l’embaucha en 1917, ne s’y était pas trompé.

Les ténèbres de l’âme féminine (Evgueni Bauer, 1913)

Une jeune aristocrate russe visite des pauvres, se fait violer par l’un d’entre eux puis le tue…

Ce mélodrame primitif voit sa peinture de la décadence renforcée par l’intelligence évocatrice de ses ellipses, l’implacable cruauté de son déroulement et des éclairages somptueux qui annoncent Josef Von Sternberg avec vingt ans d’avance. Evgueni Baueur pressent aussi l’intérêt du découpage dans plusieurs scènes où le montage de différents points de vue (à différentes échelles de plan qui plus est) accroît l’intensité dramatique. A découvrir.