Un ingénieur idéaliste met en oeuvre son utopie sociale dans une aciérie.
La version originelle de cette adaptation du dernier roman achevé de Zola est en sept épisodes. J’ai vu un montage abrégé à 150 minutes pour faciliter l’exploitation. J’ai tout de même pu constater que la profusion romanesque n’avait ici d’égale que l’ampleur de la fresque sociale. A la folle ambition des grands romanciers du XIXème voulant retranscrire l’ensemble de la société de leur temps dans un livre correspond parfaitement celle des grands pionniers du cinéma alors vu comme «l’art total». Henri Pouctal était de ceux-là. Après plusieurs besognes commerciales, il est dit que c’est une rencontre avec André Antoine qui le convertit à une exigence nouvelle de réalisme.
Et de fait, Travail brille d’abord par son authenticité. Transposant l’action du roman à l’époque du tournage (moins de vingt ans de différence) et posant sa caméra aux usines du Creusot, le réalisateur a su capter la réalité ouvrière avec une acuité quasi-documentaire. Cela donne aux nombreux tableaux de genre de la première partie une force tout à fait inédite. Lavoirs, cafés, boucheries, rues populeuses, haut-fourneaux…sont autant de lieux restitués instantanément et puissamment grâce, entre autre qualités de cinéaste, à l’excellente composition des cadres. La richesse des arrière-plans est ainsi extraordinaire. Cette précision de la mise en scène s’applique également au monde des actionnaires montrés à travers leurs rallyes et repas mondains sans la moindre caricature. Il faut dire que l’interprétation est à l’avenant du parti-pris de Pouctal: intense mais sobre. Dans le rôle du héros Luc Froment, Léon Mathot nous gratifie d’une de ses prestations les plus justes.
Ce héros est le relais du spectateur qui navigue entre les différentes strates de la société et rencontre des personnages divers et variés ayant chacun leur histoire. Si la deuxième partie, après que les différentes intrigues se sont nouées, est plus soumise aux conventions narratives et à l’impératif de transmission du message zolesque, le film n’en reste pas moins impressionnant de par ses exceptionnelles qualités de mise en scène. Travail contient ainsi plusieurs plans parmi les plus grandioses jamais tournés. Exemple : ce travelling arrière qui dévoile la cour de l’usine depuis son sommet.
Cependant, tout en intégrant un large éventail de figures de style, découpage et montage semblent d’une biblique simplicité. Flash-back, flash-forward, mouvements d’appareil, montage parallèle, changement de teinte, vues en plongées sont utilisés avec pertinence et parcimonie. Par exemple, lorsqu’au moment du suicide du vieil ouvrier, Léon Mathot est filmé en plongée, c’est parce qu’il gravit un escalier et que le décor impose pour ainsi dire l’angle de la caméra. A l’opposé de la démesure lyrique d’un Abel Gance, Henri Pouctal fait montre ici d’une maîtrise aussi sûre que peu démonstrative. Ainsi, Travail est peut-être le premier chef d’œuvre classique du cinéma français. 95 ans après son tournage, il n’a en tout cas rien perdu de son souffle puissant.