Secrets (Frank Borzage, 1924)

L’histoire d’un couple formé par la fille d’un notaire et le clerc de son père qui a fui l’Angleterre pour s’installer au Far-West.

Le maintien rigide de la structure en trois actes accuse la théâtralité du film mais le jeu de Borzage -aidé par le grand chef opérateur Tony Gaudio- avec la lumière et l’espace enrichit la mise en scène de mille accents réalistes, comiques ou dramatiques. La partie centrale, dans la cabane assiégée, est évidemment la plus intense, mais la première partie, exceptionnellement longue, ne dépare pas avec son équilibre maintenu entre légèreté comique et gravité proto-féministe. Norma Talmadge est plus sobre, et plus convaincante en jeune fille, que Mary Pickford dans le remake. Certaines idées confinent au génie, telle la terrible litote avec laquelle est exprimée la mort du nourrisson. D’une façon générale, Secrets émeut par sa retenue et la condensation de ses effets dramatiques qui passent par la pure composition de l’image. Stupéfiant de simplicité et de profondeur d’évocation, le dernier plan est digne de Dreyer.

Wine of youth (King Vidor, 1924)

Une jeune fille de la bourgeoisie américaine a bien l’intention de profiter de sa jeunesse, contre les recommandations de sa mère et les récriminations de sa grand-mère.

Comédie sociologique pleinement ancrée dans la bourgeoisie américaine des années 20, riche de vitalité et de mouvements. Par-delà le siècle qui nous en sépare, il y a une jolie justesse dans l’appréhension du couple sur le long terme.

Romola (Henry King, 1924)

Au XVIème siècle à Florence, un louche aventurier épouse la fille d’un érudit à qui il a sauvé la vie.

Superproduction fastueuse, assez dynamique, relativement surprenante dans sa dramaturgie et illuminée par la présence de Lilian Gish, certes moins mise en valeur que chez Sjöström ou Griffith.

L’homme noir/Le manoir de la peur (Alfred Machin et Henry Wulschleger, 1924)

Dans un village, un étranger achète un manoir prétendûment hanté et des évènements mystérieux s’ensuivent.

L’expressionisme allemand est comme francisé via sa dilution dans une intrigue rationnelle et son insertion dans un village provincial. Le manoir de la peur tire sa singularité de l’équilibre entre une tonalité fantastique assumée avec des images habilement composées et un réalisme fondamental non dénué de pointes satiriques (sur les superstitions de la foule notamment). Alfred Machin et Henry Wulschleger affirment également leur maîtrise de la mise en scène dans une séquence ferroviaire des plus spectaculaires. Bref, belle découverte.

L’aventurier (Maurice Mariaud et Louis Omont, 1924)

Après avoir fait fortune aux colonies, un homme revient dans la famille qui l’a chassé.

Le film débute brutalement en plongeant le spectateur dans une violente séquence de siège mais la suite ressort du plus médiocre drame sentimental, artificiellement étiré avec des rebondissements plus nuls les uns que les autres. Le tout au service d’un propos colonialiste des plus simplistes. J’ai l’impression que Maurice Mariaud a tenté de se départir d’un matériau consternant en ajoutant des extérieurs exotiques et mouvementés, en jouant -timidement- sur la profondeur de champ et la lumière dans les séquences d’intérieur et en mâtinant de flashbacks la narration mais tout ça ne suffit pas à rendre intéressants l’intrigue et les personnages de la pièce d’Alfred Capus.

Pêcheur d’Islande (Jacques de Baroncelli, 1924)

A Paimpol, une jeune fille est amoureuse d’un marin qui part tous les ans pêcher en Islande.

Des images soignées, d’un dépouillement typiquement baroncellien, et des stock-shots documentaires sur la pêche retiennent l’oeil mais il est regrettable -quoique compréhensible compte tenu du succès de Pêcheur d’Islande en son temps- que les adaptateurs aient aussi servilement respecté le piètre roman de Loti, avec ses digressions inutiles et son intrigue languissante.

La nuit de la Saint Sylvestre (Lupu Pick, 1924)

La nuit de la Saint Sylvestre, un homme voit sa femme et sa mère se déchirer.

Comme d’autres films contemporains écrits par Carl Mayer -tels Le rail de Lupu Pick ou Le dernier des hommes de F.W Murnau-, La nuit de la Saint Sylvestre ne comporte aucun carton (en dehors de celui qui introduit le film). L’ambition est de raconter le drame uniquement à travers l’image. Malheureusement, l’absence de mots ne fait qu’exacerber l’arbitraire schématisme de ce drame. Il n’y a aucun sens de la nuance. Le jeu des trois acteurs, extraordinairement outré, ramène l’oeuvre, qui se déroule en grande partie entre les quatre murs d’une cuisine, du côté du théâtre le plus fabriqué. L’ambition cinématographique des auteurs se manifeste à travers la mise en parallèle du drame avec les festivités du nouvel an, filmées avec une caméra aussi mobile que dans Le dernier des hommes. Toutefois, faute d’être dialectisée, cette mise en parallèle paraît artificielle. Bref, ce classique du Kammerspiel apparaît aujourd’hui bien poussiéreux.

Comédiennes (The marriage circle, Ernst Lubitsch, 1924)

A Vienne, un homme lassé de son épouse profite de l’infidélité de celle-ci pour s’en débarrasser.

A en croire les historiens du cinéma, Comédiennes serait la première comédie sophistiquée de Lubitsch, alors sous le choc de L’opinion publique de Chaplin. De fait, l’immigré berlinois n’a pas été long à assimiler les leçons du maître londonien. Tout le génie du découpage allusif plus tard vendu sous l’étiquette « Lubitsch touch » est déjà présent dans Comédiennes. Le seul problème lorsqu’on découvre ce film fondamental après les chefs d’oeuvre postérieurs, c’est qu’on ne peut se défendre d’une impression de déjà-vu. Le risque de lassitude est d’autant plus élevé que manque ici la pointe d’émotion qui viendrait enrichir la -très brillante- mécanique du vaudeville (contrairement par exemple à L’éventail de Lady Windermare tourné l’année suivante).

Le miracle des loups (Raymond Bernard, 1924)

Louis XI et Charles le Téméraire se disputent la France.

Seuls d’étonnants détails gores viennent épicer cette fresque académique dont le rythme narratif est particulièrement boiteux. A commencer par la scène éponyme, la platitude des morceaux de bravoure fait pâle figure face au lyrisme merveilleux d’un Stiller ou d’un Griffith.

La cité foudroyée (Luitz-Morat, 1924)

Un scientifique amoureux d’une cousine ruinée et boudé par l’Académie menace de détruire Paris grâce à son invention.

Le drame mondain qui entame le récit est sans intérêt et typique du cinéma français de l’époque mais la partie « catastrophe » est suffisamment inventive pour rester impressionnante à l’heure des films de Roland Emmerich. De plus, Luitz-Morat est doué d’une véritable sensibilité plastique. Sa  façon de filmer les arbres, les clairières et la lumière du jour préfigure Mizoguchi. Enfin, la jolie pirouette finale dote le film d’un niveau de lecture supplémentaire. Bref, c’est bien.

Les grands (Henri Fescourt, 1924)

Dans un pensionnat pendant les vacances de Pâques, de l’argent est volé tandis que l’un des élèves fait la cour à la femme du directeur…

L’académisme art-déco de Henri Fescourt (les maquillages outranciers des jeunes acteurs, la prise de vue parfois guindée) nuit à la fraîcheur de ce précurseur du « teen-movie » mais il y a quelques jolis moments de tendresse en périphérie de l’intrigue, comme lorsqu’un môme dit au revoir à un « grand » renvoyé qui le protégeait des brimades. Le film est aussi un peu trop long. Couper une dizaine de minutes, surtout dans la première partie du métrage, n’aurait peut-être pas fait de mal. Bref, c’est pas mauvais mais c’est pas terrible non plus. Fescourt, écrivain majeur et personnalité très attachante tel qu’en témoigne La foi et les montagnes, confirme à mes yeux son statut de cinéaste mineur.

La Tierra de los toros (Musidora, 1924)

Le rejoneador Antonio Cañero reçoit la visite d’une productrice de cinéma…

A la fin des années 1910, Musidora s’éprend du rejoneador Antonio Cañero. Pour lui, la star quitte Paris et s’en va vivre en Espagne où elle est accueillie comme une reine. Désormais entichée de la tauromachie et de l’Andalousie, elle fait tourner son amant dans plusieurs films à tonalité plus ou moins didactique. La Tierra de los toros est le dernier d’entre eux. Initialement exploité comme préambule d’un spectacle vivant de sa vedette, le film se tient très bien tout seul et apparaît aujourd’hui comme une merveille d’inventivité.

Avant Guitry, Godard et Moretti, Musidora fut peut-être la première à utiliser le cinéma pour réaliser des essais. En effet, après une longue exposition documentaire où la continuité entre le travail d’un gardien de taureaux en hacienda et l’art de toréer en arène est montrée, la cinéaste met en scène sa rencontre avec Cañero dans un savoureux mélange de fantaisie et d’auto-dérision. Le ludisme est poussé jusqu’à l’introduction d’une variabilité du film en fonction du lieu où il est montré: un carton, inséré au moment où l’héroïne annonce son départ à cause de son prochain engagement, a pour contenu le nom de la salle où la projection se déroule. Ici, Musidora se joue des frontières entre la réalité et l’écran avec la même jubilation qu’un Guitry.

En plus de filmer splendidement les paysages andalous (certains plans avec la cavalière à l’horizon évoquent Ford) et les différents animaux sur lesquels règne le maître de la hacienda, Musidora a signé une oeuvre très amusante dans sa modernité même, reflet limpide d’une personnalité pétulante et enthousiaste qui apparaît comme l’opposé de l’icône monotone et surfaite des Vampires.

 

Le chiffonnier de Paris (Serge Nadejdine, 1924)

Sous Louis-Philippe, la fille d’un chiffonnier est séduite par un officier dont la fiancée veut se débarrasser d’un bébé…

Mélodrame vieillot produit par Albatros d’après une pièce de Félix Pyat. Non seulement le scénario accumule les rebondissements faciles mais de surcroît, la mise en scène accentue leur ridicule en étirant les péripéties les plus grotesques, tel le suicide de la jeune fille. Dans ce genre de moment, le jeu outré de la fort peu gracieuse Hélène Darly (qui est comme l’opposé de Lilian Gish) n’aide pas à faire passer la pilule. Parmi la distribution, seul Nicolas Koline, dans le rôle-titre, tire son épingle du jeu. La direction artistique est de qualité et regarder les images, parfois jolies, atténue légèrement le pesant ennui provoqué par la projection de ce navet.

La Belle Nivernaise (Jean Epstein, 1924)

Un enfant des rues est recueilli par un marinier.

Le cachet réaliste procuré par les décors naturels autour de la Seine ne camoufle pas longtemps les poncifs qui régissent cette adaptation d’Alphonse Daudet. Pourquoi les cinéastes de l’avant-garde française, tout en professant un certain mépris de la fonction narrative du cinéma, s’encombraient-ils si souvent des scénarii les plus bassement mélodramatiques? D’autant qu’ici, loin de détourner ou de transcender les écueils de son script bancal, Jean Epstein y saute à pieds joints comme par exemple lorsqu’il étire au-delà du raisonnable une bagarre sans intérêt entre le gentil et le méchant (dont les motivations sont pour le moins floues). Les jeunes acteurs, plutôt hideux, n’aident pas non plus à l’identification.

La légende de Gösta Berling (Mauritz Stiller, 1924)

En Suède au XIXème siècle, plusieurs femmes se perdent pour un prêtre défroqué…

Dramatisant des oscillations entre déchéance et rédemption typiques des récits de Selma Lagerlöf, La légende de Gösta Berling est une foisonnante saga dont les articulations ne sont pas toujours claires et où les coïncidences dramatiques abondent. Précisons que les nombreuses coupes pratiquées par les différents distributeurs n’aident pas à la compréhension. Il n’empêche : à le découvrir aujourd’hui sur grand écran, on comprend aisément que La légende de Gösta Berling ait été et soit encore considéré comme le chef d’œuvre terminal du cinéma muet suédois. Il s’agit aussi du chef d’œuvre baroque de cette école d’esprit globalement classique. De même que l’inspiration visuelle (c’est le plus beau des quatre films de Mauritz Stiller que je connaisse), le souffle hugolien de la narration ne faiblit jamais. Une séquence comme la fuite nocturne du traîneau poursuivi par les loups sur le lac gelé est à faire figurer dans toutes les anthologies du cinéma muet. La légende de Gösta Berling est également illuminé par la présence d’une étoile alors naissante : Greta Garbo.

Paradis défendu (Ernst Lubitsch, 1924)

Une reine qui a séduit tous les soldats de sa garde met le grappin sur un jeune officier qui veut la sauver d’un complot.

Paradis défendu est un des premiers films tournés par Ernst Lubitsch après son arrivée à Hollywood. Ce qui frappe d’emblée, c’est que l’humour y est nettement plus fin que dans les chefs d’œuvre d’outrance comique réalisés en Allemagne (La chatte des montagnes, La princesse aux huîtres, Je ne voudrais pas être un homme…). Désormais, la mise en scène est moins directe, moins frontale et donc plus sophistiquée. Est-ce dû à une Amérique plus puritaine que la république de Weimar? On imagine alors ce que la fameuse « Lubitsch touch », ce génie des allusions et des métaphores, devrait à la censure…Pour évoquer la chose la plus triviale du monde, le réalisateur se voit maintenant obligé de déployer des trésors d’inventivité. Ainsi, la scène du premier baiser qui voit Pola Negri grimper sur un tabouret pour faire comprendre ce qu’elle veut à son grand dadais d’officier est parfaitement représentative de la manière de Lubitsch.

La star du muet est d’ailleurs excellente en reine croqueuse d’hommes. Une vitalité et un entrain irrésistibles ne l’empêchent pas, lors des moments les plus amers du film, d’exprimer toute la dignité de son personnage. Pola Negri était une interprète parfaite pour ce grand portraitiste de « femmes libérées » qu’était Lubitsch. Chez lui, sous les joies de l’hédonisme, la tristesse liée à la profonde solitude qu’implique le refus d’un engagement sentimental perce toujours à un moment ou à un autre.

Bref, s’il n’est pas encore au sommet de la maîtrise de son art (le personnage d’Adolphe Menjou apparaît à la fin comme un deus ex machina un peu facile), Lubitsch réalise ici un film éminemment personnel et remarquablement réussi.

Le cheval de fer (The iron horse, John Ford, 1924)

Fresque édifiante sur la construction du chemin de fer américain. Contrairement à une idée reçue, ce n’est pas le meilleur muet réalisé par John Ford. La grandiloquence de l’histoire racontée n’est contrebalancée que par un trio de personnages comiques assez lourdauds. On peut cependant admirer la virtuosité du narrateur qui parvient malgré tout à maintenir un semblant d’intérêt chez le spectateur pendant plus de deux heures grâce à la multiplicité des intrigues et des personnages charriés par le film. Evidemment, chaque personnage pris individuellement est assez peu intéressant car il n’existe jamais au-delà de son basique stéréotype (le cow-boy intrépide, l’homme d’affaire lâche et véreux… ). On peut aussi regretter qu’une dimension politique essentielle de la construction du chemin de fer soit purement et simplement escamotée: le point de vue des Indiens dépossédés de leur terre n’est jamais exposé. Ils ne sont montrés qu’en assaillants permanents (à l’exception des Pawnees, gentils car alliés aux blancs) au cours de séquences redondantes mais indéniablement spectaculaires grâce à l’importance des moyens mis en œuvre. Au milieu de cette superproduction, Ford a tout de même réussi à intégrer une poignée de plans très personnels, donnant chair et sang à des figurants durant quelques secondes (ainsi d’un enterrement à la va-vite criant de vérité).

Capricciosa (Wild oranges, King Vidor, 1924)

Une très agréable surprise. L’histoire d’un yachtman solitaire qui ne s’est pas remis du décès de sa jeune fiancé. Il a juré de ne plus tomber amoureux mais il va rencontrer une jeune fille des bayous et évidemment…L’histoire est assez basique et on aurait aimé que les caractères soient plus fouillés (il y a un méchant brutal et infantile assez intéressant mais qui aurait pu l’être encore plus si le scénario avait été moins simpliste) mais j’ai été ébloui par la mise en scène de ce que je croyais n’être qu’un film « mineur ». La poésie sauvage des marais (le genre d’ambiance que l’on retrouvera des années plus tard sublimée dans La nuit du chasseur), le suspense novateur, les scènes d’action violentes, la variété des cadrages, la beauté de la photographie, la richesse du découpage font de Capricciosa un de mes muets préférés de Vidor, un film que je place au même rang que La grande parade (meme si les registres de ces deux films ne sont pas du tout les mêmes).