Une page folle (Teinosuke Kinugasa, 1926)

Dans un asile, une folle…

Parangon, délibérément incompréhensible et stylisé jusqu’à la grimace, de film se voulant « artistique ». Pas moins intolérable que les pires équivalents du surréalisme français mais cent coudées en-dessous des grands films expressionnistes singés; dans lesquels la forme n’avait rien de forcé mais semblait émaner naturellement du matériau alors que Kinugasa, qui amassera plus tard sa fortune critique avec un sommet d’académisme, est dénué de toute sincérité.

En rade (Alberto Cavalcanti, 1926)

Dans un port, le fils d’une blanchisseuse rêve de partir au loin avec une serveuse.

« Fleuron » à juste titre oublié de l’avant-garde française, En rade, s’il contient moins de rhétorique esthétisante que d’autres films de ce courant, échoue totalement à insuffler de la consistance à ses personnages à cause d’une narration obscure, d’un drame schématique et d’une direction d’acteurs uniformément pesante. Les historiens qui en font un « précurseur du réalisme poétique » ont raison mais, en la matière, En rade vient cinq ans après Fièvres qui réussissait mieux sa retranscription de l’atmosphère des bouges.

Feu Mathias Pascal (Marcel L’Herbier, 1926)

Ayant gagné une fortune au casino après avoir quitté son foyer, un homme se fait passer pour mort.

Paradoxalement, Marcel L’Herbier, cinéaste amphigourique par excellence, insuffle une certaine fluidité dans le déroulement du récit adapté d’un roman de Pirandello des plus alambiqués. Moins par moins égal plus, par la grâce du cinéma. Le réalisateur signe ici un de ses mises en scènes les plus maîtrisées, ayant assez peu recours aux cartons pour raconter son histoire. Il s’agit d’un de ses films « assagis » donc même s’il y a bien sûr quelques moments d’un symbolisme artificiel et grotesque, des surimpressions bêtasses et un flashback inutile, sur 2h40 de projection, ces coquetteries ne représentent qu’une portion presque négligeable.

Le principal problème de Feu Mathias Pascal est en fait d’ordre scénaristique: si la première partie est pas mal, sa deuxième partie, à partir du retour de Mathias à Rome, étire un triangle amoureux des plus manichéens au-delà du raisonnable. Le jeu de Ivan Mosjoukine alterne entre son habituelle impassibilité cireuse et des grimaces outrées lorsqu’il s’agit de figurer une grande émotion.

Yasmina (André Hugon, 1926)

En Tunisie, une jeune métisse épouse un vieil Arabe…

On aurait pu craindre caricature exotique et manichéisme mélodramatique mais la hauteur de vue surprend agréablement. De même que son homme de main dont l’évolution étonne, le mari arabe n’est pas du tout chargé par le scénario. Plusieurs cartons didactiques montrent la volonté documentaire des auteurs. Comme souvent chez André Hugon, les extérieurs sont bien filmés mais ils sont ici trop rares. La majorité de l’action se déroule dans de grandes demeures de style oriental où la large vacuité des pièces inspire quelques jolis plans à l’auteur du Roi de Camargue. C’est certes trop long mais c’est agrémenté par un érotisme rare: on voit pas mal de paires de seins (parfois plusieurs dans le même plan!). Bref, c’est pas mal. Dans le cinéma français, je ne connais qu’un film à avoir traité aussi franchement le fossé culturel entre les deux rives de la Méditerranée: Pierre et Djemila.

Les bateliers de la Volga (Cecil B. DeMille, 1926)

Pendant la révolution de 1917, un meneur du peuple tombe amoureux d’une aristocrate qu’il n’a pu se résoudre à exécuter.

Les bateliers de la Volga est sans doute le film américain le plus juste parmi ceux traitant de la révolution russe. Il a été réalisé par un cinéaste farouchement anticommuniste -futur soutien de McCarthy- mais qui mettait la vérité dramatique au-dessus de son opinion personnelle. Grâce à cette hauteur de vue, c’est une véritable dialectique de l’oppression qui meut le récit. Le dénouement de ce récit est quelque peu artificiel mais il est politiquement très audacieux. Plus que dans le versant « fresque » (le manque d’ampleur de la séquence éponyme m’a étonné) de son film, c’est dans le versant intimiste que Cecil B. DeMille brille ici. Ses acteurs (Elinor Fair, Robert Edeson, William Boyd qui ressemble au jeune John Wayne) sont comme souvent inconnus mais leur jeu est d’une finesse telle que l’évolution psychologique de leurs personnages est retranscrite très fidèlement dans des séquences d’une longueur inusitée qui n’en demeurent pas moins passionnantes grâce à la virtuosité totale du metteur en scène.

Au service de la gloire (What price glory, Raoul Walsh, 1926)

Dans un village picard pendant la première guerre mondiale, un capitaine des Marines retrouve un sergent avec lequel il a l’habitude de se battre pour les femmes.

Cela manque de concision à certains endroits mais, cinéaste au sommet de son art, Raoul Walsh mêle magnifiquement la truculence (beaucoup), l’émotion (un peu) et la virtuosité spectaculaire (plus que dans son oeuvre ultérieure, les artifices de la Fox sont notamment utilisés pour styliser les grandioses batailles). Magistral et en tous points supérieur à la version de Ford tant l’inventivité visuelle et, aussi, une plus grande empathie de Walsh envers les « femmes à soldats », empêchent ici la verdeur de sombrer dans la vulgarité.

The lucky lady (Raoul Walsh, 1926)

L’héritière du trône d’un petit royaume dont l’économie est basée sur le jeu refuse un mariage arrangé et s’entiche d’un touriste américain.

Sympathique petite comédie à la Lubitsch agrémentée d’un dynamisme typique de Walsh (la course-poursuite entre amoureux) . Les savoureux cartons sont ce qu’il y a de plus amusant.

Les fiancés de Glomdale (Carl Theodor Dreyer, 1926)

Un jeune fermier est amoureux de la fille d’un voisin promise à un riche prétendant.

Hormis un final inspiré d’A travers l’orage dont le spectaculaire se dilue dans une longueur excessive et un découpage qui n’a pas la précision dramatique de celui de Griffith, ce drame rural à la Stiller (j’ai aussi songé à Johan) est une parfaite réussite où le génie de l’épure visuelle qui est celui de Dreyer intensifie la présence de la matière filmée: carrioles, montagnes, champs de blé, maisons isolées, visages jeunes et moins jeunes. La beauté solaire des séquences d’ébats juvéniles est d’autant plus précieuse qu’elle disparaîtra, peu ou prou, de l’oeuvre du maître danois après cet opus. La dialectique entre élans du coeur et traditions est aussi finement observée que dans L’homme tranquille et donne lieu à des scènes surprenantes et pleines de vérité humaine tel celle où le père, confronté au retour de sa fille prodigue, fond en larmes. Les fiancés de Glomdale est donc un beau film, préférable à La passion de Jeanne d’Arc.

Michel Strogoff (Victor Tourjansky, 1926)

Le tsar envoie un officier derrière les lignes tatares pour rétablir les communications russes…

Certes, cette superproduction fertile en morceaux de bravoure et effets de montage est un des films où Tourjansky affirme le plus clairement sa maîtrise du cinéma, pas du tout évidente à déceler dans Calvaire d’amour ou Volga en flammes. Il n’en reste pas moins que les péripéties assommantes et les scènes de longueur excessive sont bien trop nombreuses. En dépit des couleurs au pochoir, des jolis paysages enneigés filmés en Lettonie, des charges de cavalerie et des courses-poursuites, les trois heures de Michel Strogoff sont donc dures à enquiller !

Gagnant quand même (The shamrock handicap, John Ford, 1926)

Le palefrenier d’un châtelain irlandais ruiné devient jockey en Amérique…

Une pépite typiquement fordienne à base d’exil, d’Irlande et de rêve américain. Disons-le clairement: le traitement de la différence entre l’Irlande et les Etats-Unis, qui constitue le sujet du film, est ici plus franc, moins enjoliveur et moins superficiel que dans L’homme tranquille. Dès 1926, l’absence d’illusion de John Ford quant aux mythes américains est évidente: The shamrock handicap n’a rien d’un hymne à la réussite par le travail acharné. Sans oblitérer l’absence d’avenir économique dans la verte Erin, le cinéaste montre les fêlures et les échecs d’un petit Irlandais propulsé sur les champs de course par un capitaliste nullement méchant mais dénué d’état d’âme. Dans ce rôle, le jeune Leslie Fenton se révèle un excellent acteur, sobre et touchant. Le couple qu’il forme avec la pétillante Janet Gaynor est ravissant. Le relatif pessimisme de l’oeuvre n’empêche nullement la gaieté, la bonne humeur et l’humour fordiens de s’exprimer à travers notamment le truculent personnage de J. Farrell MacDonald. Les cartons sont parfois joliment poétiques. Enfin, la lumière de George Schneiderman est belle et les images sont, comme toujours, composées avec la plus naturelle des perfections.

Mauprat (Jean Epstein, 1926)

Au XVIIIème siècle, un jeune homme élevé par une famille de bandits sauve l’honneur sa cousine et est recueilli par son grand-oncle…

Médiocre adaptation du roman de George Sand. Les acteurs sont nuls (notamment Nino Constantini et son visage cireux qui n’a rien à voir avec Bernard Mauprat) et la mise en scène peine à restituer l’intensité dramatique des péripéties. Epstein n’a pas le moindre sens du suspense. Il illustre platement et confusément son script. Ce sont les cartons qui prennent en charge l’essentiel de la narration. Reste quelques plans où le décor naturel est joliment appréhendé.

The winning of Barbara Worth (Henry King, 1926)

Dans l’Ouest américain, la fille d’un gros propriétaire hésite entre un cow-boy du cru et un ingénieur new-yorkais venu faire des travaux d’irrigation pour le compte d’un homme d’affaire véreux.

Une fresque romanesque sur le développement d’une communauté de pionniers comme Hollywood en a produit plusieurs à la fin du muet (Naissance d’un empire de Dwan, La piste de 98 de Brown…). C’est pas mal du tout car le récit n’est pas manichéen et surtout, le charisme de Gary Cooper, à ses débuts dans un second rôle, irradie déjà l’écran. Henry King filme la naissance d’une star autant que celle d’une ville.

Les moineaux (William Beaudine, 1926)


Au milieu de marécages, un homme méchant exploite des enfants.

Un conte d’horreur qui a vraisemblablement beaucoup inspiré La nuit du chasseur. La nature de studio représentée par les animaux, les fleuves et les arbres y est aussi présente que dans le chef d’oeuvre de Charles Laughton. La différence est qu’elle ne protège pas les enfants; elle est au contraire maléfique. Sparrows est un récit primitif à la beauté archaïque où l’aînée des enfants (jouée par la trentenaire Mary Pickford) trouve dans la Bible la force de surmonter le mal. Quoique parsemée de belles fulgurances (l’apparition de Jésus pour suggérer la mort d’un bébé), la première partie relève du banal mélodrame mais le long épisode de la fuite dans la forêt est un morceau d’anthologie qui, pour peu que l’on ait peur des crocodiles, reste aujourd’hui tout à fait impressionnant. Le suspense naïf y est magistralement orchestré. A voir.

Poil de carotte (Julien Duvivier, 1926)

L’histoire d’un enfant roux maltraité par sa mère qui ne l’aime pas.

Il y a de beaux décors naturels de montagne mais le film est ruiné par:
1. Le grossier manichéisme de la caractérisation des personnages qui rend prévisible le déroulement de chaque situation (puisque dans Poil de carotte, les personnages sont plus importants que l’intrigue, quasi-inexistante).

2. Les artifices faisandés du muet du type surimpressions et compagnie censés figurer l’oppression de Madame Lepic.

L’excellent Visages d’enfant de Jacques Feyder qui a un thème analogue et qui se déroule dans le même cadre a autrement mieux vieilli de par son traitement rigoureusement classique qui permet une étude approfondie des caractères.

Sa majesté la femme (Fig leaves, Howard Hawks, 1926)

Depuis Adam et Eve jusqu’à aujourd’hui, la Tentation qui éloigne
l’épouse de son mari a revêtu diverses formes…

Il y a donc un épilogue et un prologue préhistorico-bibliques entrecoupés d’une histoire de couple urbaine et contemporaine. La partie biblique est très drôle, pleine de multiples trouvailles comiques tel le réveil en forme de noix de coco ou le dressing plein de feuilles de vigne (les « fig leaves » du titre original). Les intertitres sont également bien vus. Ainsi le carton de présentation de Eve: « La seule femme qui n’a jamais menacé son mari de retourner chez sa mère ». Les maquettes de dinosaures domestiques valent aussi leur pesant de cacahuètes.

La partie contemporaine est la matrice des futures célèbres comédies de Hawks. C’est déjà une guerre des sexes présentée d’une façon sèche, loufoque et absurde où l’homme comme la femme sont ravalés au rang de quasi-primates. Cinéma muet oblige, les affrontements sont traduits par des idées visuelles et non par des joutes verbales endiablées. Ainsi le plan sur les pieds de la femme qui fait les cent pas en attendant son mari parti réparer l’ampoule de la charmante voisine. Ainsi les techniques d’étranglement enseignées par le collègue misogyne du mari.

Quoique parfois exagérément caricatural (Hawks n’a pas la finesse d’observation de DeMille dans Why change your wife?) et quoique des séquences défilés de mode là essentiellement pour en mettre plein la vue au public avec le Technicolor bichrome altèrent son rythme, Sa majesté la femme est, déjà, une comédie 100% hawksienne et globalement réussie.

Igne l’épouse de son mari a revêtu diverses formes…

L’histoire des treize/La duchesse de Langeais (Liebe, Paul Czinner, 1926)

Un général tombe éperdument amoureux d’une coquette.

C’est une plate illustration d’un chef d’oeuvre absolu de Balzac. Une scène comme celle de l’orgue réveillant les sentiments de Montriveau perd évidemment toute sa puissance dans un film muet et montre que les scénaristes et le metteur en scène n’ont guère réfléchi à l’adaptation, c’est à dire à la transposition d’un médium à un autre. Toute la grandeur lyrique et héroïque du roman a été perdue en cours de route. Un exemple parmi cent: l’enlèvement final, grandiose et sublime dans le roman (je vous y renvoie car le texte est facilement trouvable sur Internet), se résume ici au franchissement d’un mur de pavillon par quatre types (et non treize…). C’est plus risible qu’autre chose. De plus, l’actrice qui joue la duchesse manque de la plus élémentaire des distinctions. Il faut voir la frénésie avec laquelle elle serre la main de sa copine qui l’invite au bal pour se rendre compte qu’elle serait bien plus crédible en fille des rues qu’en reine des salons parisiens. Reste quelques plans joliment éclairés comme c’était courant dans le cinéma allemand de l’époque ainsi qu’une ou deux fulgurances dans la mise en scène de Czinner tel que le retour du premier enlèvement: la femme se pomponne par réflexe quasi-atavique avant de s’effondrer sur le divan, déchirée par la passion.

La Duchesse de Langeais

Trois sublimes canailles (Three bad men, John Ford, 1926)

En 1877, trois voleurs de chevaux s’incrustent dans un convoi de pionniers en route vers le Dakota. Suite à un drôle de malentendu, ils se mettent en tête de protéger une jeune orpheline.

En dehors des joyaux primitifs réalisés avec Harry Carey qui ne sauraient être comparés avec la suite de l’oeuvre, Trois sublimes canailles est -peut-être, je n’ai pas encore tout vu- le chef d’oeuvre muet de John Ford. Le mariage entre l’intime et le grandiose est bien plus harmonieux que dans Le cheval de fer tourné précédemment. L’intrigue n’est pas toujours très bien ficelée (certaines coupes de la Fox se font sentir) mais elle est littéralement transcendée par le talent du metteur en scène.

Ford passe avec un égal brio de la tendresse des jeux de séduction entre jeunes gens (ha, Olive Borden dans son bain!) à l’horreur pure d’un incendie d’église qui a plus à voir avec les scènes de massacre organisé de La porte du Paradis qu’avec quoi que ce soit d’autre dans sa filmographie à venir. Sans oublier évidemment les magnifiques images de convois de pionniers se déployant dans l’immense prairie. Enfin, même si là n’est pas le sujet d’un film qui se concentre sur la ruée des pionniers, on notera la dignité avec laquelle sont filmés les Indiens qui voient passer les convois sur leurs terres. A un plan symbolique près, l’inspiration plastique semble toujours naturelle, la beauté révélée et non calculée.

Trois sublimes canailles cristallise une époque mythique, un moment de transition où naît non pas une nation mais une civilisation, un moment où les frontières sont assez incertaines pour que des circonstances hasardeuses révèlent l’inattendue grandeur d’âme de certains personnages. C’est en cela un des plus beaux westerns qui soient.