Cry macho (Clint Eastwood, 2021)

Un vieil entraîneur de rodéo est chargé par son ancien patron de retrouver son fils de 13 ans au Mexique…

Après les réussites de La mule et du Cas Richard Jewell, force est de constater, cette fois-ci, une baisse de niveau certaine. Accumulant les situations écrites à la va comme-j’te-pousse, Clint Eastwood et ses scénaristes ne se donnent guère la peine de faire croire à leur schéma usé, vu et revu chez le cinéaste lui-même (la comparaison avec Honkytonk man et Un monde parfait fait mal). L’interprétation, très inégale pour ne pas dire embarrassante en ce qui concerne le gamin, n’aide pas à prendre au sérieux ce nouveau récit de cavale et de naissance d’une relation simili-filiale. Néanmoins, Cry macho parvient à toucher l’amateur de Clint Eastwood sans qu’il n’ait à transiger avec sa lucidité. D’abord, il y a, dans les méandres de ce récit mal fichu, une jolie bifurcation qui voit le héros, donc l’acteur, donc le cinéaste, s’attarder dans un village au milieu de nulle part. On retrouve alors un peu de la beauté de Josey Wales hors-la-loi, cette profession de foi si singulièrement moderne, discrètement mais chaleureusement exprimée, dans les attaches contingentes préférées à celles suscitées par l’idéologie, le passé ou le terroir.

Ensuite, évidemment, Cry macho vaut en tant que document sur une star nonagénaire. Document unique: nous n’avons pas connu Gary Cooper, John Wayne et autres Robert Mitchum dans la grande vieillesse. Il y a quelque chose de forcément émouvant dans le spectacle de ce corps autrefois incarnation de la force et de la virilité en train de marcher (péniblement), de conduire son pick-up, de soigner des animaux, de faire la cuisine, de faire la sieste, de danser…Ce d’autant que la lumière avec laquelle est filmée ce corps est parfaite: d’un crépuscularisme rare et subtil. On regrettera d’autant plus le découpage de la séquence de rodéo tant le réalisme bazinien est préférable aux truquages visant à faire croire que Clint Eastwood serait encore capable de dompter un cheval sauvage; la séquence où Clint donne un coup de poing est également ridicule. Il n’en demeure pas moins que, encore une fois, cette dimension crépusculaire est intégrée au récit. Dans ce film par ailleurs gorgé de fausseté conventionnelle, elle sonne juste, comme sonnent juste les confessions d’un vieillard.

Le cas Richard Jewell (Clint Eastwood, 2019)

Pendant les jeux olympiques d’Atlanta, le vigile qui avait découvert une bombe est soupçonné par le FBI et les médias de l’avoir posée.

Alors que le dénouement est connu d’avance et que le drame de Richard Jewell est resté, somme toute, relatif (il ne fut jamais inculpé et fut clairement innocenté en moins de trois mois), qu’est-ce qui rend le film si captivant? C’est d’abord une question de point de vue sur le sujet. Rester collé aux basques de Jewell et de sa mère, approfondir le portrait du « héros », éclairer ses motivations, ses frustrations et son caractère, tout cela permet au cinéaste libertarien de mettre en exergue le fossé entre l’idéal d’un brave Américain attaché au maintien de l’ordre depuis sa prime jeunesse et le cynisme destructeur des institutions fédérales. Outre une histoire d’amitié entre deux hommes de classes sociales différentes et l’amour entre un fils et sa mère, Le cas Richard Jewell raconte un ébranlement de certitudes d’autant plus déchirant qu’il a pour cadre l’intimité sacrée du foyer. Il n’y a que le vieux Clint Eastwod pour, en s’emparant d’un fait divers des plus anodins, traiter les vieilles questions du rapport de l’individu à la Loi, de l’idéal américain à la réalité du pouvoir, du peuple à ses héros, pour, en fait, actualiser les thèmes traités par les grands auteurs de westerns du siècle passé. Il le fait à sa façon: sans vouloir-dire apparent, toujours focalisé sur le récit individuel, avec le sens du réalisme retors et une pudeur qui l’empêche de trop s’appesantir.

De plus, Le cas Richard Jewell est peut-être le film le plus techniquement abouti parmi les récents de Eastwood. Plus que jamais fidèle à sa réputation de dernier des Mohicans, le cinéaste poursuit ses expérimentations réalistes entamées dans ses films précédents (notamment Le 15h17 pour Paris), comme lorsqu’il intercale des images de journaux télévisés d’époque sans briser le sentiment de continuité entre les plans. Le rythme est prenant, le suspense hitchcockien fonctionne mieux que dans les films de Hitchcock, le découpage est fluide mais signifiant (infinie profondeur d’évocation des brefs plans sur le portrait de Jewell en policier) et la direction d’acteurs est aux petits oignons; toute la distribution est d’une profonde justesse, à l’exception de Olivia Wilde à qui son personnage caricatural de journaliste sans scrupule ne donne guère l’occasion de briller. Une des rares fausses notes d’un film précieux. Longue vie à Clint Eastwood, encore!

La mule (Clint Eastwood, 2018)

Criblé de dettes, un horticulteur de 90 ans accepte de transporter de la drogue pour un cartel mexicain.

Quelle divine surprise que de retrouver Clint Eastwood dans un film de Clint Eastwood! La surprise est double car, outre que l’on ne s’attendait plus à voir le presque nonagénaire devant sa propre caméra, il étonne en atténuant la charge sacrificielle et pathétique induite par un tel sujet. Ainsi, La mule n’est pas l’énième film « crépusculaire » de Clint Eastwood. Si on retrouve la propension de la star à exposer sans fard son corps vieillissant (ses mains ridées stupéfient dès le premier plan où il manipule ses fleurs), l’oeuvre baigne dans une lumière solaire à l’opposé des contrastes lugubres de Tom Stern tandis que la légèreté cuivrée de la bande originale tranche d’avec les cinq notes et demi de piano recyclées dans les films mis en musique avec son fils.

De plus, après les grimaces caricaturales de Gran Torino, Eastwood comédien a retrouvé son sceptre de roi de l’underplaying. Jouant un vieux beau féru de fleurs, la star reste la star mais se renouvelle. Il y a bien quelques saillies réacs d’autant plus égayantes qu’elles vont de pair avec l’autodérision mais, désolé pour le divulgâchis, on ne verra jamais l’interprète de l’inspecteur Harry tenir ici le moindre flingue.

Enfin, une bonne partie du film est traitée sur le ton de la comédie, Eastwood s’amusant régulièrement du décalage entre son personnage et les jeunes délinquants mexicains qui l’entourent. Cela n’altère ni la tension dramatique des séquences avec les trafiquants de drogue ni l’impact émotionnel des scènes familiales. Dans cette facilité à mélanger les registres, à l’opposé de la plombante uniformité de certains de ses derniers films, on retrouve la maîtrise classique de l’auteur de BreezyUn monde parfait et autres Honkytonk man.  En déjouant les attentes liées à son récit, il enrichit sa dramaturgie. Par exemple, en montrant le goût de son personnage pour les plaisirs dispendieux, il l’empêche d’être assimilé à une pure victime (victime d’abord d’un système économique très dur puis des gangs qui exploitent sa crédulité). In fine, ce faux film policier raconte la coûteuse réconciliation d’un vieil homme avec sa famille. On retrouve alors le tact émouvant de l’auteur de Sur la route de Madison et Million dollar baby.

A travers cette mise en scène d’un fait divers « authentique », Eastwood se livre sur sa conception des rapports entre travail, plaisir et famille. Lorsque, dans une séquence digne de la confrontation entre Robert de Niro et Al Pacino dans Heat, le vieil homme s’épanche à l’intention de l’agent des stups qui a la moitié de son âge, on se doute bien que c’est Eastwood qui parle à travers lui. Cette confession de l’auteur est d’autant plus touchante qu’elle est parfaitement intégrée à la logique de la séquence et du personnage: elle sonne juste. Cette justesse est corrélée à l’humanisme retrouvé du cinéaste qui, loin de la mièvrerie dégoulinante de Invictus mais avec la subtilité pragmatique de Bronco Billy ou Josey Wales hors-la-loi, s’attache aux relations entre individus par-delà les grilles idéologiques et les atavismes communautaires.

Le 15 h 17 pour Paris (Clint Eastwood, 2018)

Retour sur la vie des trois jeunes Américains ayant déjoué l’attentat du train Thalys Amsterdam-Paris le 21 août 2015.

Après American sniper qui montrait la bêtise du brave avec une distance flaubertienne et Sully où était célébré la persistance de l’humanité dans un monde régi par les algorithmes décisionnels, Clint Eastwood continue de s’intéresser aux héros de notre temps. Cette fois, le film a des allures de parabole janséniste. En effet, le personnage central du film, Spencer, est présenté comme un tocard dont le cinéaste se fait fort de nous montrer les multiples échecs (notamment les refus de différents corps d’armée de l’intégrer). Sa transformation en héros est due au hasard; d’aucuns (tel l’auteur du Signe du Lion auquel j’ai pensé) parleraient de grâce. Le motif religieux est d’ailleurs très présent puisque les protagonistes se sont rencontrés dans un collège confessionnel. Par rapport à ça, Eastwood ne prend pas parti; il se contente de montrer l’importance de la foi chez son héros.

En dehors des artifices de construction narrative, son style atteint une nudité quasi-rossellinienne. Ce qui rend inopérantes les critiques qui ont décelé ici un film de propagande à la gloire de la nation américaine. Le héros est une anomalie d’un système qui l’a toujours rejeté (on retrouve ainsi le vieux fond libertaire et individualiste de l’auteur de Breezy). Eastwood fait même preuve d’une ironie assez fine avec la séquence où le guide berlinois brocarde les Américains nuls en Histoire qui croient avoir défait le IIIème Reich à eux seuls. En dehors d’un malheureux contre-champ dans la séquence du discours final, son dispositif expérimental tient le coup. Les protagonistes du fait divers jouent leurs propres rôles et sont convaincants. Mine de rien, c’est avec justesse que le cinéaste octogénaire filme des jeunes gens du XXIème siècle en vacances. Quant à l’attaque du Thalys, elle est saisissante de réalisme. Même le ralenti, procédé ô combien délicat, s’y avère judicieux.

Parce que c’est un film aux ambitions narratives minimes, Le 15 h 17 pour Paris n’est bien sûr pas un des chefs d’oeuvre de Clint Eastwood mais il ne mérite clairement pas la volée de bois de vert qu’il s’est pris quand il est sorti (c’est par exemple un film infiniment préférable à Invictus).