La carrière de Suzanne (Eric Rohmer, 1963)

Deux étudiants décadents se payent la tête d’une jeune employée.

Ce moyen-métrage « de jeunesse» est déjà très marqué par l’empreinte de son auteur -tout de même quadragénaire : on reconnaît bien Eric Rohmer dans ce récit d’inconséquents marivaudages étudiants qui se nimbe peu à peu d’une authentique dimension morale. Par rapport aux contes moraux ultérieurs, le propos (en gros : « tel est pris qui croyait prendre ») est délivré avec moins de naturel et d’évidence: la conclusion de la fable n’a quasiment aucun rapport avec le ressort dramatique du dernier acte, d’où l’impression que cette conclusion apparaît quelque peu « plaquée » sur le film. Ce manque de sûreté se retrouve aussi dans un découpage moins épuré et plus fouillis qu’il ne le sera à l’avenir chez Rohmer. Bref: La carrière de Suzanne est un film intéressant à réserver toutefois aux cinéphiles déjà acquis à la cause du maître de Tulle.

La femme de l’aviateur (Eric Rohmer, 1981)

Un jeune homme de 20 ans est amoureux d’une femme de 25 ans qui refuse de s’engager.

Dit comme ça, c’est sûr que le film ne s’annonce pas très excitant. Mais comme Rohmer est génial, le film n’a rien à voir avec son résumé textuel. La femme de l’aviateur est d’abord un film étonnamment ludique, où le cinéaste s’inspire de Hitchcock pour mettre en scène, donc mettre en perspective,  la caractère aléatoire des sentiments amoureux (fabuleuse filature aux Buttes-Chaumont). Ensuite, l’ironie du marivaudage s’estompe subtilement pour montrer les fêlures profondes qui peuvent se cacher derrière une attitude désinvolte. Marie Rivière est alors bouleversante.

Le rayon vert (Eric Rohmer, 1986)

Les vacances errantes de Delphine, une jeune femme qui peine à se remettre d’une rupture amoureuse.

Le rayon vert est assez à part dans la filmographie d’Eric Rohmer. D’une part c’est l’un de ses films les  plus sombres puisque Delphine, l’héroïne, est clairement une dépressive. D’autre part, on n’y retrouve pas son habituelle rigueur dans la construction dramatique. On n’y retrouve ni les personnages aux rôles bien définis ni les rapports subtils s’établissant entre eux au fur et à mesure d’une intrigue bien charpentée. Non, l’histoire du Rayon vert est celle d’une errance aux quatre coins de la France.

Il n’y a pour ainsi dire pas de récit. Ce parti-pris radical peut désarçonner le spectateur. C’est que l’oeuvre repose entièrement sur la mise en scène. Puisqu’il n’y a pas de fil conducteur narratif, l’intérêt du spectateur naîtra grâce à la vérité que le cinéaste et Marie Rivière, l’actrice principale, arriveront à insuffler aux diverses séquences; des saynètes qui fonctionnent presque indépendamment les unes des autres. Elles sont de deux ordres. Il y a d’abord celles où Delphine est dans un environnement social: copines, famille, vacanciers. Souvent, ces scènes n’ont pas pour sujet principal Delphine mais un autre personnage sans fonction dramatique. Par exemple, on va écouter un retraité francilien dans son jardin raconter ses premières vacances. Dans ces moments, le cinéaste est particulièrement attentif aux petits détails concrèts; par exemple, une bretelle qui tombe et dénude une épaule de femme. Merveilleux hasard préparé! L’impression de vie qui se dégage alors est unique. Les autres séquences sont celles où les tourments de Delphine sont intégrées à la Nature. On la voit notamment pleurer toute seule dans une campagne battue par le vent. Cette séquence magnifique est peut-être la plus « murnalcienne » de toute l’oeuvre de Rohmer.

Toutes ces scènes sont autant de petites touches qui dessinent, en creux, un portrait impressionniste de Delphine. C’est bien là que réside la substance de l’oeuvre. Même si Le rayon vert fait partie de la série des « Comédies et Proverbes », même s’il y a une intention moraliste derrière, sa beauté essentielle est celle de son personnage principal. Ce sont les états d’âme de Delphine qui font le film. C’est pourquoi on peut dire qu’il repose sur les épaules de Marie Rivière qui a d’ailleurs écrit ses textes. Marie Rivière est merveilleuse donc le film est merveilleux. Elle incarne l’héroïne avec une sensibilité inouïe, une sensibilité rarissime chez le cinéaste profondément classique qu’est Rohmer.

Le rayon vert confronte l’enfermement romantique de la jeune fille à la réalité de la vie. Dans les tablées de vacanciers, lors des discussions avec ses amies, le metteur en scène, qui garde toujours une juste distance, n’a pas peur de faire passer son héroïne pour une idiote.  Parce que le bon sens, le confort bourgeois, le consumérisme sexuel brandi comme un idéal et l’obligation sociale de se montrer heureux montrent qu’elle a tort de se complaire dans sa mélancolie. Or finalement, Delphine a raison contre toutes ces conformismes plus ou moins infâmes. Comme dans Conte d’hiver quelques années plus tard, Rohmer récompense la foi absurde de son héroïne pure de coeur et d’esprit par une fin quasi-miraculeuse. Et c’est sublime. C’est évidemment plus beau que la vie.

L’arbre, le maire et la médiathèque (Eric Rohmer, 1992)

Le maire socialiste de Saint-Juire en Vendée entreprend la construction d’un complexe culturel grâce à une subvention accordée par le ministre de la culture. C’était sans compter l’opposition de l’instituteur attaché à son paysage…

L’arbre, le maire et la médiathèque est une charmante comédie dans laquelle Eric Rohmer porte un regard amusé sur les tendances politiques de son temps: l’écologie, l’avenir du socialisme, la pertinence du clivage gauche-droite, l’exode rural…sont autant de thèmes abordés avec la sagesse d’un artiste qui sait regarder les choses avec une juste distance.

Une scène résume bien l’esprit du film. Il s’agit d’un débat improvisé entre le maire et une fillette de 10 ans à propos du projet de médiathèque. C’est d’abord la drôlerie qui naît de cette situation incongrue. Rohmer s’amuse à faire ressortir la langue de bois du politicien grâce aux questions directes de l’enfant et c’est simplement irrésistible. Par la suite, faisant fi de tout réalisme, l’auteur met dans la bouche de la gamine des arguments qui contredisent la position du maire avec pertinence. Or comme le projet est lancé et que les discussions à son propos n’ont d’autre objet que de simuler la démocratie (« Exprimez votre désaccord, je sais que votre parole n’aura aucune incidence sur le déroulement des travaux »), on voit le maire intégrer le discours de sa jeune opposante à sa propre vision. Et c’est montré de telle façon que l’on ne peut distinguer si cette récupération procède de la roublardise du politicien ou de la sincérité de l’homme de conviction. C’est toute l’intelligence de Rohmer que de ne condamner aucun personnage. Leur complexité n’est jamais éludée. La finesse de son écriture lui permet de donner à chaque personnage des motivations légitimes tout en croquant subtilement leurs vanités.

Avant 1992, on n’aurait pas parié un kopeck sur une politique-fiction réalisée par l’auteur des contes moraux. Pourtant, son style qui mêle allègrement le réalisme quasi-documentaire (voir ici les interviews des villageois au milieu du film) à la fantaisie la plus pure convient parfaitement à ce genre de film. Et de fait, y a t-il eu depuis vingt ans film politique français plus pertinent que L’arbre, le maire et la médiathèque?

L’ami de mon amie (Eric Rohmer, 1987)

A Cergy-Pontoise, une étudiante en informatique et une fonctionnaire de mairie se lient d’amitié. La première entreprend d’arranger un coup à la seconde…

C’est le début d’un marivaudage complexe dans lequel Eric Rohmer ausculte les coeurs avec sa remarquable clairvoyance. On peut souvent réduire les films de ce moraliste à une phrase. L’interrogation « Est-ce que ce que  je veux me convient? » me semble résumer correctement le propos de L’ami de mon amie. Effectivement, le chassé-croisé s’articule autour du fossé entre la nature des personnages et l’image qu’ils se font de leurs désirs. Comme à son habitude, l’auteur a réalisé ça à travers de longues scènes de dialogues. L’écriture dramatique est plus ciselée et plus rigoureuse que jamais. Le déroulement de l’intrigue, qui fait penser à celui d’une pièce du XVIIème siècle, est implacable mais son déterminisme est largement contrebalancé par la fraîcheur des actrices et la sensualité de la mise en scène.

En effet, L’ami de mon amie est un film ravissant. C’est à dire que c’est un film qui ravit les sens. La lumière y est extraordinaire. Rohmer arrive à créer une délicieuse sensation de vacances en filmant les jardins publics de Cergy-Pontoise. Mieux encore, en insérant judicieusement dans son découpage des plans du ciel ensoleillé, des arbres ou de l’herbe, il auréole d’un souffle panthéiste les épanchements de ses protagonistes. Et c’est aussi bouleversant que dans Une partie de campagne. De plus, Rohmer nuance considérablement sa réputation de réactionnaire en faisant du beau avec la nouvelle cité de Cergy-Pontoise. Les couleurs sont agencées avec toute la science plastique d’un esthète aussi à l’aise avec les intérieurs épurés des appartements neufs qu’avec les tableaux bucoliques.

Le génie de Rohmer, c’est également celui d’un cinéaste capable de sublimer des actrices au physique apparemment banal. Dans L’ami de mon amie, ce don est particulièrement éclatant. Au début, Emmanuelle Chaulet n’est franchement pas très désirable avec sa veste aux épaules trop large qui colle parfaitement à son personnage de petite fonctionnaire guindée et peu sûre d’elle. Et puis, les 90 minutes que durent le film, en même temps qu’elle font oublier les oripeaux sociaux qui caractérisaient superficiellement le personnage, lui révèlent petit à petit un charme fou. A la fin, Emmanuelle Chaulet est simplement la plus belle fille du monde. Cela contribue grandement à la magie de ce chef d’oeuvre, peut-être le plus attachant d’Eric Rohmer.

N.B: Une page perso dédiée à un film d’Eric Rohmer, c’est assez rare pour être signalé. Je la signale donc: http://lamidemonamie.free.fr/

La boulangère de Monceau (Eric Rohmer, 1963)

Pour aborder une inconnue qu’il croise depuis plusieurs semaines, un étudiant parisien calcule ses déplacements en fonction de ceux de celle qu’il veut conquérir. Lors de ses manoeuvres, il va rencontrer une boulangère qui va le faire dévier de son but.

Le premier des six contes moraux d’Eric Rohmer contient déja tout son auteur. C’est une réflexion clairement exposée sur le déterminisme amoureux et la frivolité du désir. Le style est encore mal dégrossi, trop d’enjeux dramatiques étant présentés essentiellement via le texte (de la voix-off). Il n’y a pas assez de place pour la mise en scène alors que le sujet l’appelait de toute ses forces puisque l’intérêt du film est que les sentiments sont étroitement liés à des notions éminemment concrètes de topographie et de probabilités de rencontre. Heureusement le texte est, cela n’étonnera personne, très beau en lui-même. De plus, la concision du film, son absence de digression, sa rigueur dramatique sont très appréciables. Là où un Desplechin se serait éternisé pendant deux heures, Rohmer expédie l’affaire en 30 minutes.