Secrets (Frank Borzage, 1924)

L’histoire d’un couple formé par la fille d’un notaire et le clerc de son père qui a fui l’Angleterre pour s’installer au Far-West.

Le maintien rigide de la structure en trois actes accuse la théâtralité du film mais le jeu de Borzage -aidé par le grand chef opérateur Tony Gaudio- avec la lumière et l’espace enrichit la mise en scène de mille accents réalistes, comiques ou dramatiques. La partie centrale, dans la cabane assiégée, est évidemment la plus intense, mais la première partie, exceptionnellement longue, ne dépare pas avec son équilibre maintenu entre légèreté comique et gravité proto-féministe. Norma Talmadge est plus sobre, et plus convaincante en jeune fille, que Mary Pickford dans le remake. Certaines idées confinent au génie, telle la terrible litote avec laquelle est exprimée la mort du nourrisson. D’une façon générale, Secrets émeut par sa retenue et la condensation de ses effets dramatiques qui passent par la pure composition de l’image. Stupéfiant de simplicité et de profondeur d’évocation, le dernier plan est digne de Dreyer.

Le dernier des Don Farel (The pride of Palomar, Frank Borzage, 1922)

De retour du front, l’héritier d’un ranch californien lutte contre un riche homme d’affaires allié à un Japonais qui veut s’en emparer.

Le récit est tiré par les cheveux, le film est trop long et la sensibilité de Borzage n’apparaît guère mais la mise en scène est chiadée: images bien éclairées, plans larges de décors naturels, découpage dynamique. Des airs de western ont clairement été insufflés à ce drame impossible et c’est tant mieux. The pride of Palomar n’est pas un film aussi mauvais que ce qu’en disent les exégètes de Borzage, sans doute irrités par la xénophobie anti-asiatique qui a présidé à la conception de l’oeuvre mais qui se fait finalement vite oublier au cours de la projection.

Le piège (Until they get me, Frank Borzage, 1917)

Un fermier qui a tué en état de légitime défense est poursuivi par un jeune officier de police montée…

Ce western Triangle est remarquable à plusieurs titres. D’abord, il y a la vivifiante fraîcheur si typique du genre dans ces années-là. Les séquences sont concises, les acteurs suffisamment dynamiques et expressifs pour minimiser le nombre de cartons, les extérieurs sont photographiés avec autant de simplicité que de beauté. Un exemple parmi d’autres de cet art, poétique mais prosaïque, pourrait être ce plan centré sur une rivière où un cavalier surgit par le haut de l’image; c’est donc, tout naturellement, par son reflet dans l’eau qu’il se signale d’abord à l’oeil du spectateur.

Ensuite, il y a une liberté dans la narration d’autant plus souveraine qu’elle ne s’affiche pas: quarante-trois ans avant Psychose, le personnage principal change au cours du récit. Deux fois plutôt qu’une. Ainsi, le film de traque se focalise soudain sur l’éclosion d’une jeune fille dans une garnison. Borzage est, déjà, l’auteur…Ces changements de point de vue n’apparaissent pas comme un défaut de structure car l’unité de l’oeuvre est concrétisée dans la bienveillance avec laquelle sont montrés trois personnages qui ont, chacun à leur manière, tragiquement failli.

Enfin, Frank Borzage, qui démarrait alors une collaboration avec la firme fondée par Thomas Ince, a insufflé une réelle sensibilité. Grâce à l’invention exceptionnelle de sa direction d’acteurs, le futur « poète de l’amour fou » enrichit l’intrigue d’une épaisseur humaine, sentimentale et même érotique. Voir par exemple, à la fin, les gestes de tendresse mutine de Pauline Starke qui se révèle une des plus mémorables héroïnes de western, presque à la hauteur de Bessie Love dans The aryan.

Sa vie (The lady, Frank Borzage, 1925)

La tenancière anglaise d’un bouge marseillais raconte sa vie, riche en malheurs.

D’un canevas épouvantablement mélodramatique, Frank Borzage tire un film magnifique grâce à son art consommé de la mise en scène qui lui permet d’insuffler de l’épaisseur humaine, d’enchaîner les moments sublimes et de rendre sensible l’irruption de la grâce.

Norma Talmadge, qui est un peu à Janet Gaynor ce que Carol Dempster est à Lilian Gish, incarne avec une attachante vitalité la fille de mauvaise vie mais victime de l’injustice sociale et fondamentalement brave. La poétique reconstitution des bas-fonds marseillais par le grand William Cameron Menzies préfigure le Montmartre de L’heure suprême aussi bien que la Naples de L’ange de la rue tandis que le chef-opérateur Tonio Gaudio a fait des merveilles, notamment pour recréer le fog londonien.

Si la première partie reste assez conventionnelle et la suspension d’incrédulité lors de l’ahurissant rebondissement final moins évidente que pour les miracles de Lucky star, L’ange de la rue et L’heure suprême, la maîtrise inventive de Borzage lui permet de souvent se passer de cartons en même temps qu’elle pare plusieurs séquences d’une émotion pure et vraie. Entre autres morceaux de bravoure cinématographiques, citons le complexe jeu de regards dans la scène pivot, percutante ostension de la solidarité féminine en action.

Ainsi, en 1925, pour Frank Borzage, il n’y avait plus qu’un petit jalon avant la série de chefs-d’oeuvre des années 1927-1929.

Le repentir (Back pay, Frank Borzage, 1922)

Par vénalité, une jeune campagnarde abandonne son fiancé et part à New-York où elle devient une cocotte. Son fiancé gravement mutilé à la guerre, elle veut revenir vers lui…

Les ellipses du montage, la convention moralisatrice du récit et l’abondance de cartons dénotent le caractère littéraire de ce film adapté de Fannie Hurst. De plus, la grave uniformité du ton est un peu pesante. Frank Borzage transfigure ça de plusieurs façons. D’abord avec de magnifiques images de campagne (arbres reflétés dans les étangs…) qui préfigurent la beauté plastique de ses derniers films muets tel La femme au corbeau et Lucky star. Cette qualité visuelle semble ici moins « intégrante » de l’action dramatique et plus décorative. Ensuite, il y a une certaine finesse de trait dans la peinture de personnages secondaires tel le vieil amant, qui a des gestes d’une belle noblesse. Enfin et surtout, le personnage féminin acquiert une réelle profondeur dans les longues scènes où elle est au chevet de son amoureux. Certes, Seena Owen n’est pas sublime comme Janet Gaynor le sera une demi-douzaine d’année plus tard mais ces scènes, mêlant amour transfigurant et résonnance cosmique par la grâce notamment d’une lumière superbement ouatée, sont d’une poésie typiquement borzagienne. Bref, avec Back Pay, Frank Borzage s’acheminait tranquillement vers les sommets de L’heure suprême, L’ange de la rue et autres Lucky star.

La chanson de mon coeur (Frank Borzage, 1930)

Un ténor irlandais part faire carrière aux Etats-Unis et prend en charge les enfants de la femme qu’il aimait et qui a été abandonnée par son mari.

En plus de chansons qui rappellent le plus sublime passage de ce film sublime qu’est Gens de Dublin, ce véhicule pour le ténor John McCormack contient deux passages d’une belle poésie : la mort de Mary, tout juste suggérée par un plan d’une exquise délicatesse et une séquence aux frontières du surréalisme illustrant visuellement une chanson : à ma connaissance, Frank Borzage a ici inventé le vidéoclip.

Voyage sans retour/Ce n’est qu’un au revoir (Till we meet again, Frank Borzage, 1944)

En France occupée, une nonne aide un pilote américain tombé dans son couvent à s’échapper…

Il est étonnant de voir combien, même lorsqu’il réalise un film de propagande a priori aussi standardisé que le tout-venant hollywoodien de l’époque, Frank Borzage reste Frank Borzage. Le background du pilote américain est très stéréotypé et quelques passages obligés relatifs aux barrages allemands ou aux maquis de résistants sonnent faux mais l’abstraction poétique de la mise en scène (décors de studio particulièrement bien mis en valeur par le beau clair-obscur de Theodor Sparkuhl) isole les deux personnages de leur environnement et donne à leur fuite un caractère d’absolu qui transcende le temps et l’espace.

De la scène sublime de la mort de la mère supérieure où la transmission du flambeau de la Résistance est rendue évidente, sans être explicitée, par la composition visuelle jusqu’à ce plan de la jeune femme marchant vers ses bourreaux d’un pas décidé -plan préfigurant la fameuse fin de Frontière chinoise-, Till we meet again peut et doit être vu comme un parcours spirituel au terme duquel l’héroïne, interprétée par la jeune et fraîche Barbara Britton, se retrouvera elle-même. Ce n’est pas par des métaphores sulpiciennes éculées que Frank Borzage retranscrit ce parcours, qui n’a rien d’un chemin de croix, qui a sa part de sensualité et qu’on ne peut rattacher à aucune chapelle religieuse, mais par l’immense douceur de son style* et par une vision de l’amour transcendant qui lui est propre. Comme tous ses chefs d’oeuvre, Till we meet again est une histoire d’amour. Et pourtant, l’homme restera fidèle à son épouse; et pourtant, les amants ne « consommeront » pas ni même n’auront l’idée de « consommer »; et pourtant, ce renoncement à la chair ne sera pas un problème. C’est tout le génie poétique de Frank Borzage que de faire accéder l’amour à une réalité supérieure sans jamais paraître niais.

*Frank Borzage s’avère ici un des très rares réalisateurs de film de propagande anti-nazi à avoir évité la caricature jusque dans ses peintures d’officier allemand (voir la réaction du major après la bavure de ses troupes)

L’ensorceleuse (The shining hour, Frank Borzage, 1938)

Une danseuse ayant épousé un riche fermier est diversement accueillie par sa belle-famille.

Cette adaptation d’une pièce de théâtre se déroule principalement dans de luxueux intérieurs autour de cinq personnages. Ces allures de mélodrame mondain et glacé sont heureusement transcendées par une dernière partie, purement borzagienne, qui tend vers le sublime sacrificiel. La grande et rare Margaret Sullavan déploie alors tous ses talents lacrymaux.

Le bébé de mon mari (That’s my man, Frank Borzage, 1947)

Un homme quitte son travail, achète un poulain pour en faire un cheval de course et rencontre une employée de pharmacie.

C’est pratique un cheval car ça permet de faire avancer l’histoire de façon parfaitement arbitraire: le couple devient riche car le cheval gagne une course, le cheval ne gagne plus et le couple se disloque, tout rentre dans l’ordre car le cheval regagne. Dans la mesure où les auteurs ne se focalisent jamais sur l’entraînement ou la santé du cheval, c’est peu dire que le récit paraît reposer sur des bases complètement artificielles. Le cheval (et l’enfant, plus tard) permet également de susciter l’attendrissement à bon compte. Quelques scènes assez jolies et la voix douce de Don Ameche qui atténue la mièvrerie générale sont les qualités les plus saillantes de ce cru pour le moins mineur de Frank Borzage.

After tomorrow (Frank Borzage, 1932)

Le mariage de deux fiancés est sans cesse reporté à cause de parents plombants.

Il s’agit sans doute de la plus sinistre des variations de Frank Borzage sur son thème de prédilection, à savoir les jeunes amoureux qui tentent de construire leur foyer. Les relations entre la fille et sa mère sont d’une amertume quasi-bergmanienne. La scène qui précède le départ de la génitrice est de ce fait particulièrement forte. A l’opposé de la sublimation esthétique à l’oeuvre dans ses opus magna (tel Lucky star), le décor se réduit ici à quelques intérieurs d’appartement platement éclairés; ce qui accentue la pesanteur de l’oeuvre. Cette pesanteur est tout juste égayée par des moments érotiques touchants mais trop rares, tel celui où Charles Farrell étreint par terre la jolie et frémissante Marian Nixon. Moins tendre et moins lyrique que les réussites les plus mémorables de Borzage, After tomorrow n’en demeure pas moins d’une justesse rare dans ses dialogues et son interprétation car le sordide des situations ne va pas sans une franchise inédite de l’expression. Ainsi le mot « sex » est-il explicitement prononcé. Ceci étant, cette audace finit par induire un déséquilibre dans la construction narrative car, pour finalement satisfaire aux conventions hollywoodiennes, les auteurs ont intégré une dernière partie heureuse via un deus ex-machina des plus invraisemblables.

Secrets (Frank Borzage, 1933)

De sa fuite vers l’Ouest jusqu’à une vieillesse comblée d’honneurs, l’histoire d’un couple américain durant la deuxième moitié du XIXème siècle.

Il s’agit de la deuxième adaptation d’une pièce à succès qui illustrait le mythe pionnier sous un angle intimiste. La structure est presque celle d’un film à sketchs tant les trois parties, correspondant à trois époques, sont différentes les unes des autres en terme de décors, de genre et de tonalité. En découle un manque de continuité dans la narration et une certaine inégalité qualitative: si les conventionnels prologues et épilogues sont mis en scène avec une jolie délicatesse, ils ne se hissent pas à la hauteur de la sublime partie centrale, celle où le jeune couple de pionniers défend âprement le fruit de son labeur.

A l’intérieur de ce cadre westernien, l’originalité de Frank Borzage se déploie pleinement. Les péripéties dramatiques ne l’intéressent qu’en ceci qu’elles affectent la petite famille. Ainsi du traitement de l’expédition punitive pour récupérer le bétail volé: un plan sur Mary Pickford inquiète qui met des tranches de pain dans la poche du manteau de son mari puis un plan sur les éperons des bandits pendus. Tout autre réalisateur aurait montré la fusillade…Borzage la dédaigne génialement. Il en va de même pour l’attaque de la cabane, restée célèbre, où le cinéaste se focalise sur les réactions d’une Mary Pickford devenue à moitié folle. En ne quittant jamais le point de vue du couple, le cinéaste donne corps et âme au mythe de l’Amérique pionnière. Le décor sauvage de l’Ouest lui permet de redoubler la fraîcheur qui a toujours été la sienne lorsqu’il filmait de jeunes amoureux. Les images de Leslie Howard faisant la lessive, chantant « Oh Susanna! » ou embrassant Mary Pickford sur un chariot cahotant sont d’une pureté virginale et édénique.

Pour réussir ce qui demeure somme toute un très beau film, Frank Borzage a pu s’appuyer sur les superbes contrastes de Ray June et, évidemment, sur des interprètes d’une exceptionnelle vérité humaine. Si Mary Pickford, dans son dernier rôle au cinéma, n’est guère crédible en jeune fille, elle est parfaite dans le reste du film. Quant à Leslie Howard, je ne le savais pas capable d’exprimer, sous des dehors de bellâtre, de tels trésors de vulnérabilité et de ténacité. La dernière séquence, sorte de préfiguration heureuse de Place aux jeunes!, les montre tous les deux bouleversants de nostalgie vivace.

Bad girl (Frank Borzage, 1931)

Une jeune mannequin quitte son foyer pour épouser un vendeur de T.S.F qui a bien l’intention de grimper l’échelle sociale.

Dans cette adaptation édulcorée d’un sulfureux best-seller de l’époque, la justesse du regard de Frank Borzage sur les jeunes couples fait encore une fois merveille. La naissance de l’amour entre les deux protagonistes est retracée avec une précision réaliste qui, alors, n’appartenait qu’à lui. L’ancrage dans un milieu populaire et la franchise des dialogues annoncent Antoine et Antoinette. On regrettera simplement un découpage un peu plan-plan qui accumule les discussions filmées en champ-contrechamp et une certaine maladresse dans la dramatisation finale (l’artificialité du montage parallèle).

Comme les grands (No greater glory, Frank Borzage, 1934)

Pour s’intégrer, un enfant souffreteux redouble d’efforts dans la guerre qui oppose sa bande à celle des voisins pour la possession d’un terrain vague.

Frank Borzage a transformé le livre pour enfants de Ferenc Molnar en puissante parabole pacifiste. Montrer la folie des grands à travers les jeux des enfants était un pari casse-gueule. Le cinéaste le tient haut la main car il ne trahit jamais la vérité psychologique de ses petits personnages au profit de son message. L’enfance étant le moment où le besoin de reconnaissance par le groupe est poussé au paroxysme de son absurdité, la critique de l’héroïsme et du militarisme découle tout naturellement des rapports entre le jeune héros et ses camarades. La fin, étonnante de dureté et de lyrisme rentré, a, dans les années 30, consacré la gloire de Frank Borzage et reste aujourd’hui très émouvante.

Le cabaret aux étoiles (Stage door canteen, Frank Borzage, 1943)

Pendant la guerre, des soldats en permission fréquentent une cantine où des artistes se produisent pour eux.

Film de propagande dans lequel la prédominance des numéros de music-hall dilue considérablement la dramaturgie. Néanmoins, il n’y avait que Frank Borzage pour donner du poids à une idylle convenue entre un soldat et une jeune comédienne. Grâce à la sensibilité de son découpage et de sa direction d’actrice (entre ses mains, l’inconnue Cheryl Walker s’avère excellente), la fin atteint une certaine justesse.  Les numéros quant à eux rassemblent la crème de la culture américaine de cette époque. De Harpo Marx à Yehudi Menuhin.

The circle (Frank Borzage, 1925)

Peu de temps après son mariage une femme s’enfuit avec le témoin. Lors du mariage de son fils, plusieurs décennies après, elle revient…

Le canevas est vieillot et rigide, la morale est parfaitement machiste mais la sensibilité de Frank Borzage insuffle malgré tout un peu de délicatesse et d’imprévu. Tout à fait dispensable mais pas complètement inintéressant.