Film sans titre (Jean-Claude Brisseau, 1978)

Un professeur de Français voit sa femme s’éloigner de lui au fur et à mesure qu’elle se passionne pour le spiritisme.

Film jamais sorti et dénué de titre, ce deuxième long-métrage de Jean-Claude Brisseau paraît encore plus fauché que son premier: La croisée des chemins. Il est presque aussi beau. La désespérance sociale, l’absence d’horizon de ses personnages, est à la fois relativisée et accentuée par la terrifiante mélancolie que peut inspirer l’immensité de l’univers -temps et espace. L’infini cosmique, le cinéaste le fait ressentir via un didactisme justifié par la profession du héros. La pureté frontale du style s’accorde à l’économie de moyens et c’est une émotion réelle qui nous saisit dans la dernière séquence où l’amour d’une petite fille, peut-être, consolera de la tristesse absolue. Cette frontalité de Brisseau, reflet d’une innocence fondamentale, lui permet de dépasser les aspects grotesques et malsains d’un tel argument pour atteindre au sublime. Le film a beau garder un côté brouillon (je peine à lier les scènes d’entretiens au reste de l’oeuvre), il exprime la poétique de son auteur avec mille fois plus de force directe que ses dernières réalisations, encombrées par le verbiage.

Profitez-en tant qu’il est encore visible.

Que le diable nous emporte (Jean-Claude Briseau, 2018)

Une femme trouve un téléphone sur lequel se trouve des vidéos d’ébats amoureux et noue une amitié érotique avec sa jeune propriétaire.

Comme La fille de nulle part, Que le diable nous emporte est autoproduit. Le budget semble moins petit que dans le précédent car il y a maintenant deux appartements au lieu d’un pour faire office de décor et deux acteurs et trois actrices participent au film. Cette relative multiplicité des personnages permet à Jean-Claude Brisseau de créer des combinaisons plus variées que dans son film précédent. Un certain ludisme de la narration traduit une vision de l’amour et du sexe plus légère et épanouie, presque radieuse. Malheureusement, l’expression reste très théorique et l’impression qui demeure est celle d’un cinéaste ressassant ses obsessions sans beaucoup d’imagination. Un producteur, en plus de fournir de l’argent, eût permis à l’auteur de devoir face face à des « non » stimulants pour sa créativité. Non à ces dialogues littéraux, non à cette écriture ultra-schématique, non à ce mysticisme fatigué (on est loin de la poésie du sublime Céline même si la musique est la même) et, surtout, non à ces séquences onirico-érotiques au kitsch franchement embarrassant; peut-être qu’en 3D, leur lyrisme est plus convaincant mais malheureusement, Que le diable nous emporte n’est nulle part projeté en 3D. Les scènes saphiques sur fond d’écrans de veille Windows ont remplacé le bricolage inventif des séquences de trouille dans La fille de nulle part. Un perdant: le cinéma.

 

Des jeunes femmes disparaissent (Jean-Claude Brisseau, 1976)

Deux jeunes femmes, dont l’une a des problèmes avec son mari qui refuse de coucher avec elle, sont épiées par des tueurs en série.

Jean-Claude Brisseau a réalisé trois versions de ce court métrage. En 1973, il l’a tourné en 8 mm noir et blanc, en 1976, il réalise une deuxième version en Super 8 couleur sonore et en 2014, il a bouclé un remake en relief. C’est la deuxième version que j’ai vue. Si la corrélation entre les meurtres et le drame du couple demeure énigmatique, on peut constater que, malgré l’extrême modicité de ses moyens, le metteur en scène parvient à instaurer suspense et horreur grâce à une inventivité sans cesse renouvelée. Un brillant exercice de style.

La croisée des chemins (Jean-Claude Brisseau, 1975)

La fille d’un policier sort avec un jeune révolté contre la société…

Ce n’est qu’un des multiples axes d’un film foisonnant qui raconte finalement le fatal retour d’une jeune fille triste à une innocence rêvée. Tourné en amateur, ce premier long-métrage de Jean-Claude Brisseau est baroque, composite et même brouillon mais véritablement sublime. Le rythme est imparfait, la musique (BO du Mépris, cantate 147 de Bach) est ressassée et certains raccords ne semblent pas justifiés mais la tristesse aussi tranquille qu’absolue qui émane de cette oeuvre imprime durablement la mémoire.

La croisée des chemins est découpé en deux parties nettement distinctes. Le début montre l’héroïne avec son père policier et ses amis délinquants; la suite montre son exil dans une maison du sud de la France aux côtés d’un vieux garçon hanté par le souvenir de sa défunte mère.

La première partie exsude le désespoir social d’une façon grotesque, violente et typique des années 70. L’absence de moyens se fait parfois cruellement sentir parce que l’action qui fait avancer le récit est plus commentée que montrée. Toutefois, il y a de beaux moments comme lorsque le père parle à sa fille de sa mère. La langue employée par Brisseau (auteur et acteur) est alors magnifique.

Ensuite, le lyrisme bucolique le dispute à l’onirisme érotique au service de la mélancolie pure. ll faut voir le génial Lucien Plazanet, après qu’il a raconté sa vie lamentable, s’enivrer de pitreries afin d’oublier sa condition pour se rendre compte du déchirant humanisme qui animait déjà Jean-Claude Brisseau. Dès ce premier long-métrage, le cinéaste exprime sa profonde sensibilité à la douleur existentielle via une poésie d’ordre cosmique. Des visions superbes où, malgré la faible qualité d’image induite par le format super 8, Brisseau a réussi à capter des lumières incroyables, préfigurent Pique-nique à Hanging rock et matérialisent l’impossible réconciliation d’une jeune fille avec la Création.

Un jeu brutal (Jean-Claude Brisseau, 1982)

Suite au décès de sa mère, un médecin paranoïaque prend en charge sa fille infirme et dégoûtée de la vie.

L’extrême dureté de plusieurs séquences n’est là que pour renforcer l’éclat lumineux de la réconciliation des deux personnages principaux avec la Création, sujet principal de l’oeuvre. En cela, cette première réalisation de Jean-Claude Brisseau sortie au cinéma rappelle Dostoïevski (d’ailleurs cité en exergue du film). Parfois mal dégrossi dans son écriture (certains dialogues ne sont pas piqués des hannetons), Un jeu brutal n’en est pas moins un film superbe, porté par l’incandescence de ses deux acteurs principaux (Bruno Cremer et Emmanuelle Debever) et la force archaïque de la mise en scène de Brisseau, déjà très doué pour intégrer les beautés de la nature à ses fictions urbaines (l’ouverture est de ce point de vue remarquable).

La fille de nulle part (Jean-Claude Brisseau, 2013)

Un veuf retraité recueille une jeune femme qui s’est faite tabasser devant son pallier. Bientôt, des évènements surnaturels ont lieu.

Ejecté du sérail après ses déboires judiciaires, Jean-Claude Brisseau a autoproduit son dernier film et l’a tourné dans son appartement parisien. Hanté par la vieillesse, le mystère de la mort et les jeunes filles désormais inaccessibles, il ne prend pas toujours soin d’inscrire ses obsessions dans un cadre naturel et réaliste. A cause d’une écriture mal dégrossie, La fille de nulle part apparaît souvent trop théorique (ainsi de la conversation avec le copain devant la Seine). De plus, Brisseau, qui interprète le rôle principal, est loin d’être un acteur-né et il faut du temps et beaucoup de bonne volonté au spectateur pour se faire à la faiblesse de son jeu. L’utilisation de l’adagietto de Mahler -le même que dans Mort à Venise– déçoit également de la part d’un cinéaste qui, avec ses précédents films, nous avait habitués à des choix musicaux plus originaux.

Les bavardages où le professeur semble découvrir la lune à propos de la finalité politique des textes sacrés sont certes plus risibles qu’autre chose tant ils sont filmés sans la moindre distance de la part du cinéaste mais ce serait limiter injustement la portée de l’oeuvre que de s’y arrêter. En effet, les considérations théologico-historiques des personnages apparaissent dérisoires au regard des dernières séquences qui font apparaître l’ensemble du film comme un beau songe mélancolique racontant une histoire finalement analogue à L’aventure de Mme Muir. Enfin, si l’extrême-modicité du budget appelle l’indulgence à plusieurs reprises, le metteur en scène réussit grâce à des moyens archaïques plusieurs tours de force qui démontrent le pouvoir du cinéma avec autant de force qu’un morceau de bravoure de Spielberg. Il parvient par exemple à distiller une sacrée frayeur avec une femme habillée d’un drap blanc.

Céline (Jean-Claude Brisseau, 1992)

Une infirmière recueille une jeune fille qui a tenté de se suicider. Des miracles s’ensuivront.

Céline n’est pas tant un film sur le mysticisme qu’un film sur la dépression et la consolation. En effet, le personnage principal est bel et bien l’infirmière, magnifique personnage de femme dévouée et meurtrie joué avec une désarmante simplicité par Lisa Hérédia. La mystérieuse Céline n’est finalement présente que pour l’aider à se reconstruire lors d’un moment décisif de sa vie. C’est le plus beau personnage de dépressive du cinéma français après Marie Rivière dans Le rayon vert. Comme Eric Rohmer, qui lança sa carrière cinématographique, Jean-Claude Brisseau est à l’opposé de tout modernisme psychanalytique. Le trouble du personnage est traité sur un mode que l’on pourrait qualifier de « murnalcien » (rappelant Murnau). Elle est en proie à des forces primitives symbolisées par l’ombre et la lumière.

C’est naïf mais c’est beau car Jean-Claude Brisseau a une foi dans ce qu’il raconte qui exempte son film de tout second degré malvenu en même temps que de toute lecture politique, sentimentale ou sociologisante. Il ose l’introduction du fantastique. Sa mise en scène est d’une pureté archaïque qui sait s’autoriser de belles envolées lyriques. Je pense notamment aux plans où l’infirmière soigne ses divers malades. Quelle idée remarquable que d’avoir associé la sublime musique composée par Georges Delerue pour la (passionnante) série Tours du monde, tours du ciel aux corps endoloris des vieillards de la campagne! Quel amour de l’auteur pour sa matière humaine! Un amour vrai, entier, exprimé sans fioriture démagogique ni sentimentale. Jamais le travail d’un médecin n’avait été aussi magnifié dans le cinéma français.

En définitive, Céline est un vrai beau film qui, après plusieurs films tirés de son expérience d’enseignant pouvant satisfaire (et leurrer) les sociologues à la petite semaine, affirmait plus que jamais la singularité de l’anachronique Jean-Claude Brisseau.

L’ange noir (Jean-Claude Brisseau, 1994)

L’épouse d’un juge assassine un truand chez elle. Elle prétend qu’il voulait la violer. L’affaire apparaît pliée avant même d’être jugée. Mais l’avocat de l’accusée va découvrir un passé complexe…

L’ange noir est un film extraordinaire qui emprunte autant au mélodrame qu’au thriller pour traiter de l’amour fou. On est sans cesse surpris mais l’oeuvre a sa propre logique même s’il y a quelques trucs invraisemblables pour faire avancer le scénario (ainsi du jeu de pistes au début de l’enquête). Utilisant sans vergogne les codes de différents genres et les références à des cinéastes du  passé (Sylvie Vartan, digne héroïne hitchcockienne), Jean-Claude Brisseau arrive à quelque chose de très singulier grâce à son style. Style qui se manifeste notamment dans l’utilisation de la lumière qui confère un certain onirisme à un récit très terre-à-terre.

En effet, Brisseau est, dans une époque gangrénée par le cynisme et la mécréance, un des derniers raconteurs d’histoire à croire en la possibilité de traiter frontalement de thématiques aussi essentielles que l’amour ou les classes sociales. Ce sans asséner de discours, sans que l’importance du contexte social ne nie celle des sentiments individuels. D’où une profondeur dramatique, d’où un refus de l’insignifiant, d’où une absence de second degré qui rendent L’ange noir à la fois passionnant à regarder et très précieux quand on se rappelle combien ces qualités sont rares dans le cinéma français.