Les espions s’amusent (Jet Pilot, Josef von Sternberg, 1957)

Un colonel de l’US Air Force est chargé de séduire une aviatrice russe atterrie en Alaska pour connaître ses intentions.

Comédie de guerre froide façon Ninotchka mais bien plus bien courte d’inspiration que les films de Wilder et Lubitsch. Au-delà de quelques touches vulgaires (le bruit d’avion pour figurer le désir masculin) ou bien senties (le consistant champ-contrechamp lorsque John Wayne retrouve Janet Leigh dans leur chambre), ce film faussement ultime de Sternberg est foncièrement du théâtre, assez correctement ficelé (rigoureuse structure en trois actes, saillies anticommunistes toujours plaisantes) mais sans grande invention (visuelle ou verbale: Jules Furthman est moins piquant qu’il le fut). Le vaudeville est cependant, évidemment, entrecoupé de scènes d’avion, auxquelles Howard Hughes a donné trop de place.

Une tragédie américaine (Josef von Sternberg, 1931)

Séduisant une riche jeune fille, un jeune contremaître se trouve encombré par sa précédente conquête, une ouvrière qu’il a mise enceinte.

Cette première adaptation du roman de Theodore Dreisler est un film nettement plus réussi que Une place au soleil. Beaucoup plus fin, beaucoup plus crédible, beaucoup plus beau, aussi. Philip Holmes n’a pas les manières larmoyantes de Monty Clift et n’appelle aucune compassion hors de propos pour son personnage infiniment médiocre. Sylvia Sydney est bien plus jolie que Shelley Winters donc bien plus désirable. Lee Garmes a superbement photographié les parcs qui servent de cadre à la fatale idylle. Le découpage de Sternberg est fluide, concis et subtil, à l’exemple de ces travellings qui mettent au premier plan le travail des ouvrières tandis qu’à l’arrière-plan, le contremaître surveille, explique et…désire. La cruciale séquence de noyade garde son ambiguïté nécessaire au bon fonctionnement de la dramaturgie. La fin, en restant focalisée sur les rapports d’un fils avec sa mère et en se passant de généralisation moralisatrice, est acceptable. Plusieurs trouvailles amusantes, telle la sèche exclusion du juré ayant crié à « A mort! », vivifient l’obligatoire procès et montrent, sans insistance, le caractère théâtral de l’exercice judiciaire. Bref, Une tragédie américaine est un bon film même si l’interrogation demeure quant à l’intérêt de raconter l’histoire d’un type aussi vide de coeur, d’esprit et de volonté. C’est que la transformation de l’étude sociale en film de procès rétrécit le drame autour de la question « va t-il s’en sortir ou non? » et élude les enjeux politiques du récit.

Les damnés de l’océan (The docks of New-York, Josef Von Sternberg, 1928)

A New-York, un soutier sauve une jeune fille qui s’était jetée à l’eau…

C’est à juste titre que Les damnés de l’océan est considéré comme un des chefs d’oeuvre les plus aboutis de l’art muet. Le génie plastique de Sternberg qui équilibre parfaitement esthétisme et documentaire, poésie embrumée et truculence bistrotière, et qui a tant marqué certain cinéma des années 30 (Carné ne s’en est jamais remis) n’a rien perdu de sa splendeur. La mise en scène est arrivée à un tel degré d’expressivité qu’il semble que les cartons ne soient utilisés que pour leur valeur littéraire. Ainsi le piquant des dialogues de Jules Furthman n’a d’égal que le sens de la suggestion de Sternberg qui a le toupet de se passer de mot à un tournant aussi crucial que celui où la jeune fille se met subitement à houspiller son récent mari venu la consoler.

La maturité du style s’accorde à celle de la vision du monde: l’unité de temps, de lieu et d’action fait que les personnages apparaissent comme saisis dans un bloc de présent. Leur passé est à peine évoqué (magnifique allusion du tatouage) et l’histoire d’amour se construit au fur et à mesure de l’action. C’est un des nombreux traits de génie des auteurs que d’avoir réduit la psychologie du héros à l’esprit de contradiction, ses réactions de matamore purement circonstancielles finissant par le piéger dans une romance comme s’il s’était pris dans sa propre toile d’araignée. Sentimentalisme aussi bien que cynisme sont rejetés au profit d’une justesse de l’observation des comportements jamais prise en défaut. Cette vérité qui naît de l’incertitude d’un récit ouvert à toutes les contingences, on pourrait la qualifier de « moderne » si l’adjectif n’avait été vidé de son sens par tant de folliculaires. Elle donne en tout cas au dénouement son caractère aussi implacable qu’incertain.

Les nuits de Chicago (Underworld, Josef Von Sternberg, 1927)

A Chicago, un caïd se prend d’amitié pour un avocat ruiné par l’alcool…

Classique fondateur du film de gangsters, Les nuits de Chicago regorge d’idées reprises ultérieurement. Ainsi de détails comme le billet jeté dans le crachoir pour tenter l’épave alcoolique dont se souviendra longtemps Hawks, grand fan de Sternberg, ou l’enseigne lumineuse « The city is yours » transformée par De Palma en ballon dirigeable dans son Scarface. Pourtant, découvrir aujourd’hui Les nuits de Chicago après tous ses successeurs permet de se rendre compte que son versant policier, cantonné à quelques excellentes scènes d’action au début et à la fin, n’est pas le plus intéressant. La rivalité entre les deux gangsters n’est guère développée, l’évasion manque de crédibilité et les quelques phrases politiques sur le nihilisme urbain ne sont que saupoudrage. Ce qui intéresse visiblement Sternberg, c’est le triangle formé par le caïd, sa maîtresse et l’avocat ruiné mais honnête dont le caïd s’est entiché. On décèle dans l’ambiguïté des rapports qui s’établissent entre eux la personnalité du futur auteur de Blonde Venus. C’est lorsque ces deux aspects -policier et passionnel, film de genre et film d’auteur- fusionnent enfin dans un climax grandiose et tragique que Les nuits de Chicago révèle toute sa puissance dramatique.

Crépuscule de gloire (The last command, Josef Von Sternberg, 1928)

Un général russe déchu par la Révolution devient figurant à Hollywood…

Les grandioses images du train plongeant dans le lac glacé sous le regard de Emil Jannings matérialisent somptueusement le drame puissant qui se jouait derrière la reconstitution hollywoodienne de la Révolution russe. La dernière partie qui montre la vérité des émotions au service de et à travers l’artifice est stupéfiante d’intelligence du septième art. Après avoir dérangé par sa lourdeur, le jeu très expressif de Emil Jannings se révèle idéal pour incarner tous les aspects -sociaux, moraux, physiques- de la pathétique déchéance d’un homme qui est au fond le sujet de ce grand film.

Crime et châtiment (Josef Von Sternberg, 1935)

Un étudiant en criminologie tue une vieille usurière avant d’être accablé par le remords.

Il ne faut pas s’attendre à retrouver les longs dialogues, les multiples personnages secondaires, les dissertations hallucinées sur Dieu et l’environnement particulièrement sordide du fort peu cinégénique chef d’oeuvre de Dostoïevski dans un film américain des années 30. Passé ce deuil, on peut se rendre compte que cette adaptation hollywoodienne n’est pas franchement mauvaise. Les dilemmes moraux d’une portée inouïe dans le roman sont évidemment largement simplifiés mais vous aurez beau édulcorer un bon café italien, il restera toujours une trace de la saveur originelle…Ben c’est pareil avec Dostoïevski.

Bien que théâtral et trop verbeux, le film de Josef Von Sterberg a plusieurs qualités au premier rang desquels figure la belle photographie signée Lucien Ballard. Les contrastes sont marqués, il y a un remarquable travail sur les ombres qui pourra paraître vain à certains mais qui sauve le film de la platitude plastique. Edward Arnold est un excellent Porphyre, peu sympathique mais discrètement tenace. Peter Lorre est trop vieux pour incarner l’étudiant Raskolnikov mais il exprime bien les tourments du personnage.

Reste que l’esthète Von Sternberg n’était sans doute pas le cinéaste le plus apte à retranscrire la folie du romancier russe à l’écran et que son film manque d’émotion, que les quelques scènes pathétiques sont sans intérêt. Adapter Dostoïevski implique de ne pas avoir peur de plonger la tête la première dans le mélo (c’est ainsi que Rocco et ses frères est le plus grand chef d’oeuvre de cinéma dostoïevskien). D’où un film raté malgré ses indéniables qualités.

L’assomeur (Thunderbolt, Josef Von Sternberg, 1929)

Triangle amoureux entre un caïd, un brave garçon et une fille de mauvaise vie.

Il s’agit du premier film parlant de Josef Von Sternberg. Son sens de l’atmosphère visuelle, présent surtout au début du film lors des scènes de bouges, ainsi que la dureté et l’humour noir de Jules Furthman, son scénariste de prédilection, transcendent une intrigue mélodramatique. Dommage que la construction narrative s’avère laborieuse avec une  seconde partie en prison bien longue.

Le Paradis des mauvais garçons (Macao, Josef Von Sternberg, 1952)

A Macao, un aventurier américain se retrouve embarqué dans une sale histoire.

Exotisme de studio, éclairages savants, mouvements de caméra sophistiqués, dialogues piquants, rapports amoureux brutaux…Von Sternberg obligé de supporter les caprices de Howard Hughes (le réalisateur sera viré avant la fin du tournage et remplacé par Nicholas Ray) recycle sa panoplie sans grande conviction. C’est parfois joli à regarder mais le scénario réussissant le tour de force d’être à la fois inconsistant et embrouillé est vraiment trop nul.

Fièvre sur Anatahan (Josef Von Sternberg, 1953)

Un film passionnant, à la fois si proche et si loin des joyaux décadents sertis par le grand Josef pour Marlène.

Loin, parce qu’en apparence, cette histoire de soldats japonais échoués sur une île quasi-déserte tournée avec des acteurs du cru n’a pas grand chose à voir avec les fantaisies historiques des années 30. C’est un film âpre sur des hommes ordinaires plongés dans une situation qui les dépasse. Le film -dénué de héros- n’est guère romanesque, il prend la forme d’un témoignage. Fièvre sur Anatahan fait partie de ces films dans lesquels la voix-off a une importance essentielle: les dialogues entre les personnages n’étant volontairement pas sous-titrés, c’est Von Sternberg lui-même qui raconte toute son histoire, au passé. Il va parfois jusqu’à traduire lui-même les échanges des acteurs dans le plan. Le procédé a souvent été critiqué par les esprits bas du front qui l’associent à la facilité narrative. Un bon film devrait être raconté uniquement avec des images. Foutaises ! La voix-off, utilisée par des gens comme Guitry, Truffaut ou Scorsese, a une valeur propre. En même temps qu’un recul par rapport à l’action, elle instaure une proximité nouvelle entre le narrateur et le spectateur. C’est tout à fait le cas ici puisque la voix de Von Sternberg se permet de dévoiler plusieurs fois la suite de l’intrigue, ce qui -loin de la désamorcer- augmente la tension (l’attente du spectateur ayant justement été redoublée par les avertissements de la voix-off).

De plus, le recours immodéré à la parole permet à l’auteur de travailler son texte à loisir, d’élever son propos grâce à des phrases puissamment évocatrices, parfois un poil emphatique mais toujours pertinentes et souvent émouvantes. L’histoire de ces soldats restés pendant sept ans coincés sur leur île permet en effet à Von Sternberg d’analyser les passions humaines contradictoires, la volonté réelle de faire perdurer les traditions sur l’île, la foi nimbée de nostalgie dans l’Empire (terrible séquence de la reddition où aucun soldat n’accepte d’y croire), tout autant que les inévitables pulsions libérées par le retour à l’état sauvage. Ces pulsions qui sont « leur pire ennemi » comme dit le narrateur. C’est qu’au milieu de tous ces soldats, il y a une femme, femme qui vivait seule sur l’île avec un homme. C’est autour de cette femme, « the only woman on Earth » que va s’articuler l’histoire, permettant à Von Sternberg de décortiquer les subtils rapports de séduction et de domination entre les hommes et la femme lorsque le désir est réduit à son état le plus primitif, lorsque la femme est soumise à la loi du plus fort. On retrouve alors sans peine le pygmalion de Marlène Dietrich, celui qui montrait l’amour comme un rapport de force. Des rebondissements savamment agencés permettant d’intégrer naturellement ces différentes composantes au récit, sans que le rythme n’en soit jamais altéré.

Avec une telle situation de départ, Fièvre sur Anatahan aurait pu virer au film purement conceptuel, l’artiste se servant de ses personnages pour analyser leurs rapports de force à la manière d’un entomologiste. Or si entomologie il y a bel et bien (le narrateur compare régulièrement les soldats à des abeilles autour de leur reine), si le film peut se lire comme une étude des comportements humains, il est également charnel, magnifique et émouvant. Charnel, car la jungle est filmée de façon pénétrante, avec force travellings qui permettent au spectateur de ressentir les lieux. L’île, plus vraie que nature, a d’ailleurs été construite en studio, permettant d’asservir l’espace aux quatre volontés du réalisateur génial. Magnifique car la savante lumière en clair-obscur signée par Von Sternberg lui-même sublime les corps et les visages, en particulier celui de la ravissante Akimi Negishi. Fièvre sur Anatahan est l’oeuvre d’un sage autant que celle d’un esthète. Enfin, le film est profondément émouvant car si le regard de Von Sternberg sur ces hommes livrés à eux-mêmes est pessimiste, il reste chargé de compassion envers ces âmes tourmentées. La beauté extraordinaire de Fièvre sur Anatahan, beauté créée par un poète partagé entre ses tentations démiurgiques et sa fascination empreinte de respect profond pour un peuple qui n’est pas le sien n’est pas sans rappeler la beauté du chef d’oeuvre de Murnau et Flaherty: Tabou.