Un film passionnant, à la fois si proche et si loin des joyaux décadents sertis par le grand Josef pour Marlène.
Loin, parce qu’en apparence, cette histoire de soldats japonais échoués sur une île quasi-déserte tournée avec des acteurs du cru n’a pas grand chose à voir avec les fantaisies historiques des années 30. C’est un film âpre sur des hommes ordinaires plongés dans une situation qui les dépasse. Le film -dénué de héros- n’est guère romanesque, il prend la forme d’un témoignage. Fièvre sur Anatahan fait partie de ces films dans lesquels la voix-off a une importance essentielle: les dialogues entre les personnages n’étant volontairement pas sous-titrés, c’est Von Sternberg lui-même qui raconte toute son histoire, au passé. Il va parfois jusqu’à traduire lui-même les échanges des acteurs dans le plan. Le procédé a souvent été critiqué par les esprits bas du front qui l’associent à la facilité narrative. Un bon film devrait être raconté uniquement avec des images. Foutaises ! La voix-off, utilisée par des gens comme Guitry, Truffaut ou Scorsese, a une valeur propre. En même temps qu’un recul par rapport à l’action, elle instaure une proximité nouvelle entre le narrateur et le spectateur. C’est tout à fait le cas ici puisque la voix de Von Sternberg se permet de dévoiler plusieurs fois la suite de l’intrigue, ce qui -loin de la désamorcer- augmente la tension (l’attente du spectateur ayant justement été redoublée par les avertissements de la voix-off).
De plus, le recours immodéré à la parole permet à l’auteur de travailler son texte à loisir, d’élever son propos grâce à des phrases puissamment évocatrices, parfois un poil emphatique mais toujours pertinentes et souvent émouvantes. L’histoire de ces soldats restés pendant sept ans coincés sur leur île permet en effet à Von Sternberg d’analyser les passions humaines contradictoires, la volonté réelle de faire perdurer les traditions sur l’île, la foi nimbée de nostalgie dans l’Empire (terrible séquence de la reddition où aucun soldat n’accepte d’y croire), tout autant que les inévitables pulsions libérées par le retour à l’état sauvage. Ces pulsions qui sont « leur pire ennemi » comme dit le narrateur. C’est qu’au milieu de tous ces soldats, il y a une femme, femme qui vivait seule sur l’île avec un homme. C’est autour de cette femme, « the only woman on Earth » que va s’articuler l’histoire, permettant à Von Sternberg de décortiquer les subtils rapports de séduction et de domination entre les hommes et la femme lorsque le désir est réduit à son état le plus primitif, lorsque la femme est soumise à la loi du plus fort. On retrouve alors sans peine le pygmalion de Marlène Dietrich, celui qui montrait l’amour comme un rapport de force. Des rebondissements savamment agencés permettant d’intégrer naturellement ces différentes composantes au récit, sans que le rythme n’en soit jamais altéré.
Avec une telle situation de départ, Fièvre sur Anatahan aurait pu virer au film purement conceptuel, l’artiste se servant de ses personnages pour analyser leurs rapports de force à la manière d’un entomologiste. Or si entomologie il y a bel et bien (le narrateur compare régulièrement les soldats à des abeilles autour de leur reine), si le film peut se lire comme une étude des comportements humains, il est également charnel, magnifique et émouvant. Charnel, car la jungle est filmée de façon pénétrante, avec force travellings qui permettent au spectateur de ressentir les lieux. L’île, plus vraie que nature, a d’ailleurs été construite en studio, permettant d’asservir l’espace aux quatre volontés du réalisateur génial. Magnifique car la savante lumière en clair-obscur signée par Von Sternberg lui-même sublime les corps et les visages, en particulier celui de la ravissante Akimi Negishi. Fièvre sur Anatahan est l’oeuvre d’un sage autant que celle d’un esthète. Enfin, le film est profondément émouvant car si le regard de Von Sternberg sur ces hommes livrés à eux-mêmes est pessimiste, il reste chargé de compassion envers ces âmes tourmentées. La beauté extraordinaire de Fièvre sur Anatahan, beauté créée par un poète partagé entre ses tentations démiurgiques et sa fascination empreinte de respect profond pour un peuple qui n’est pas le sien n’est pas sans rappeler la beauté du chef d’oeuvre de Murnau et Flaherty: Tabou.