A sense of loss (Marcel Ophuls, 1972)

Marcel Ophuls interroge des personnes impliquées dans la guerre civile en Irlande du Nord.

L’entrelacs complexe d’images et de sons révèle la diversité des antagonismes (nationaux mais aussi religieux et économiques) à l’oeuvre en Irlande du Nord en même temps que l’humanité, généralement douloureuse, des protagonistes interrogés. C’est en se focalisant sur les singularités des individus que Ophuls accède à l’universalité. Ainsi lorsqu’il demande à la meilleure copine d’une adolescente accidentellement tuée par un char les préférences de la défunte en matière de garçons. Poignant.

une excellente interview de l’auteur

Un voyageur (Marcel Ophuls, 2013)

Les mémoires filmées de Marcel Ophuls, fils du grand Max, féru de cinéma hollywoodien classique, amoureux des femmes et documentariste majeur hanté par la seconde guerre mondiale.

Marcel Ophuls avait la flemme d’écrire ses mémoires, il les a donc filmées. Usant abondamment d’extraits de cinéma pour illustrer ses propos, il nous entretient de son père, de son regret de ne pas avoir conclu avec Marlene Dietrich (il la pensait alors trop vieille pour lui), de l’Exode, du projet avorté de Louis Jouvet et Max Ophuls parce que l’un séduisit la maîtresse de l’autre, de son arrivée à New-York (« en ce temps-là, la statue de la Liberté, ce n’était pas qu’une image »), de sa rencontre avec Truffaut, de ses propres films…On le voit, la trivialité se mêle allègrement à la grande Histoire.

Pour peu que l’on soit un minimum intéressé par les événements cruciaux du XXème siècle ou par le cinéma, l’itinéraire de ce grand artiste cosmopolite est tout à fait passionnant même si la courte durée du film (deux heures, c’est peu pour l’auteur de Veillées d’armes) donne parfois une frustrante impression de survol. Très présent à l’image, Marcel Ophuls est ici plus malicieux que jamais mais cela ne l’empêche pas d’assouvir un réel besoin de confession. Ainsi, il ouvre Un voyageur en mimant les coups qu’il donnait à sa femme: où l’on voit que, lucide avant tout, le réalisateur du Chagrin et la pitié ne s’épargne pas dans son besoin quasi-obsessionnel de remuer la merde.

The memory of justice (Marcel Ophuls, 1976)

Stimulé par le livre Nuremberg and Vietnam: An American Tragedy écrit par Telford Taylor (général américain procureur en chef des procès de Nuremberg), Marcel Ophuls part à la rencontre de criminels nazis, de soldats envoyés au Viet-Nam, de rescapés d’Auschwitz, d’anciens paras d’Algérie…

Loin d’assimiler l’intervention américaine au Viet-Nam à la politique nazie, Telford Taylor analyse celle-ci au regard du droit international établi à Nuremberg. Ce n’est qu’ensuite que des militants gauchistes et des Allemands assoiffés de respectabilité se sont servis de son livre pour établir des amalgames douteux. Il n’est donc pas étonnant que l’auteur du Chagrin et la pitié, qui a lui aussi été dépité par certaine récupération de son oeuvre, se soit senti des accointances avec Taylor. Ainsi, The memory of justice agit d’abord comme une sorte de phare au sein de la confusion intellectuelle et morale qui pouvait régner dans certains milieux au cours des années 70.

Par le montage et par sa patience d’intervieweur attaché aux faits, il décrédibilise Daniel Esselberg lorsque celui-ci compare Robert McNamara à Goering. Toute la grandeur de Marcel Ophuls est de choisir pour porter la parole de la gauche radicale américaine, non pas le premier péquin hippie venu, mais un journaliste éminemment respectable: l’homme des Pentagone papers. Comme à tous ceux avec qui il converse, il lui laisse le temps de s’exprimer (le film dure plus de quatre heures) et ne le ridiculise jamais -si ce n’est par certains raccords ironiques: l’humour n’est jamais absent des documentaires d’Ophuls. Enregistrant témoins et enquêteurs exposer clairement les faits, le cinéaste laisse le spectateur se rendre compte tout seul qu’il n’y a évidemment aucune commune mesure entre un régime qui jette des bébés dans un four parce qu’il n’a plus de zyklon B pour les gazer et des soldats qui, par une erreur certes gravissime, bombardent un hôpital parce que leur cible était proche de cet hôpital.

Tout en accordant longuement la parole aux victimes, il fait la nique aux approches purement compassionnelles de l’histoire car ces approches à courte vue ne peuvent mener qu’au relativisme et le relativisme est le plus court chemin vers le cynisme. C’est bien la seule -mais essentielle- leçon de cette extraordinaire promenade à travers l’histoire qui ne prend jamais le spectateur pour un citoyen à éduquer mais mise sur sa curiosité d’honnête homme en lui montrant des choses absolument extraordinaires: Albert Speer projetant ses films de vacances, madame Vaillant-Couturier allant regarder droit dans les yeux les accusés de Nuremberg, le dauphin de Hitler mis en face de ses contradictions, un récital de Yehudi Menuhin, ce virtuose juif revenu jouer en Allemagne au moment où les cendres de la guerre étaient encore brûlantes…Ophuls produit les pièces à conviction, il les agence dans un fascinant kaléidoscope et c’est ensuite au spectateur de se rendre compte du formidable et nécessaire problème que pose la justice exercée par les hommes pour les hommes et contre les hommes.

Hôtel Terminus : Klaus Barbie, sa vie et son temps (Marcel Ophuls, 1988)

De sa jeunesse à son procès, la carrière de Klaus Barbie retracée par des images d’archives et des entretiens avec ceux qui y ont eu affaire.

C’est un documentaire fleuve de plus de quatre heures d’une ampleur extraordinaire. Que ce soit la résistance, la Shoah, la connexion entre anciens nazis et CIA ou entre drogue et dictateurs péruviens, chaque aspect historique soulevé par le parcours de Klaus Barbie est soigneusement détaillé. Le film est d’abord une fascinante plongée dans les arcanes les plus secrètes de la géopolitique de la seconde moitié du XXème siècle. Pourtant, malgré la gravité de son sujet, le film n’est ni solennel ni pontifiant. Il est passionnant. Ce n’est pas pour rien que Marcel Ophuls, le fils du grand Max, se présente avant tout comme un féru de cinéma hollywoodien classique.

C’est comme s’il interrogeait la grande histoire à hauteur d’homme. C’est comme si on conversait nous-même -en quatre langues différentes- avec ces espions de la C.I.A retraités au bord de leur piscine, avec ces grands résistants devant leur bibliothèque, avec ces anciens dictateurs sud-américains devenus assez pitoyables, avec ces prêtres de la « filière des rats », avec le jardinier indien de Barbie ou encore avec cette déportée juive revenue sur les lieux de son arrestation. Ce panel, le plus varié que l’on puisse imaginer, forme d’abord un formidable échantillon d’humanité et ce n’est pas la moindre des qualités d’Ophuls que de nous le restituer en tant que tel, sans qu’il ne paraisse instrumentalisé au service du discours de l’auteur.

Loin de se poser en détenteur de la vérité au-dessus de ses interlocuteurs (qui sont parfois des pourritures avérées), le cinéaste sait confronter les témoignages contradictoires grâce au montage. C’est aussi un intervieweur pugnace, fin et habile qui pousse ses interlocuteurs dans leurs retranchements sans se départir de sa courtoisie. En interrogeant des « petites gens » sur leurs actions peu glorieuses, il révèle ainsi des motivations quasi-inconscientes que le spectateur ne se permettra pas de juger car il a bien l’impression que le cinéaste a mis à jour une sorte de fond commun à l’humanité. A contrario, cette tendance à l’universalité redoublera le réconfort distillé par les témoignages d’héroïsme quotidien, qui sont à peu près aussi nombreux.

Ophuls présente donc les choses avec impartialité, humanisme et, ce n’est pas le moins important, humour et légèreté. Le cinéaste-enquêteur a failli payer de sa vie lors d’une agression de barbouzes en Amérique du sud mais c’est bien l’impression de légèreté et d’espoir qui domine après la vision de son film (qui se termine après tout par une happy-end). A l’image de la dédicace finale, bouleversant hommage à la grandeur d’âme la plus pure et la plus simple qui soit. Hotel Terminus est une oeuvre capitale.

November days (Marcel Ophuls, 1991)

Au moment de la chute du mur de Berlin, Marcel Ophuls rencontre plusieurs personnes en R.D.A: dignitaires politiques, officiers de la STASI, petites gens…

Outre la variété de ses témoins et la qualité de ses entretiens, la grandeur de Marcel Ophuls est d’élargir petit à petit le cadre relativement circonscrit d’une commande de la BBC sur la chute du mur à une passionnante plongée au coeur de l’Histoire entrain de s’écrire. Par un art consommé du montage, il restitue aussi bien la chute de la pierre dans la mare que les remous, plus ou moins lointains, que cette chute provoque. Ainsi des interviews de néo-nazis qui rappellent la résurgence nationaliste provoquée par la fin du régime socialiste et la perspective de la réunification allemande. Ce qui donne à son film l’ampleur et la complexité de la grande histoire qu’il raconte. S’il fallait toutefois résumer le propos de November days, on dirait qu’il s’agit in fine d’une méditation sur le danger des idéologies (voir Barbara Brecht -fille de- qui régna sur le Berliner Ensemble justifier maladroitement la construction du mur est assez édifiant).