La révolution russe de 1905 vue à travers une famille d’ouvriers en voie de décomposition: le père alcoolique est acheté par les patrons, le fils mène les grévistes tandis que la mère tente de recoller les bouts.
La mère est considéré depuis soixante-quinze ans comme un chef d’oeuvre absolu du cinéma muet russe mais, au contraire de certains de ses contemporains, ce n’est pas un classique poussiéreux. Chacun des grands cinéastes soviétiques avait sa propre façon de faire oeuvre de propagande. Eisenstein opposait des mouvements de masse, l’Ukrainien Dovjenko intégrait la Révolution à l’ordre cosmique, Poudovkine, lui, partait d’un drame individuel. C’était donc le plus susceptible de déviance « petite-bourgeoise ». Sa tendance clairement mélodramatique est peut-être ce qui a permis à La mère de mieux résister aux affres du temps (et à la chute du communisme) que La grève ou La Terre.
En effet, au contraire de ses collègues, Poudovkine dessine de véritables personnages. Certes, ce sont essentiellement les réceptacles de l’idéologie du régime mais ils ont le mérite d’exister et le spectateur peut s’y identifier (alors qu’un Eisenstein rejette le classique procédé d’identification). La magnifique veillée funèbre et le début dostoïevskien dans le bouge grouillant ne servent pas directement la propagande mais en ancrant les protagonistes du drame dans une réalité traditionnelle, ils rendent ce dernier plausible. Procédé classique mais imparable.
L’importance notable des individus dans La mère implique une importance des acteurs inhabituelle dans le cinéma soviétique. Il faut donc saluer la performance de Vera Baranovskaïa dans le rôle titre. Son interprétation, hystérique et théâtrale, n’est pas moins outrée que celle de n’importe quelle actrice de mélo muet américain et elle n’est pas moins remarquable que celle de Lilian Gish dans La bohème, film de King Vidor sorti la même année.
Si La mère est un tel chef d’oeuvre, il le doit aussi et surtout à la puissance inaltérée d’une forme qui intègre, au fur et à mesure, le drame intime au soulèvement d’une classe entière. Bien qu’il adapte un roman de Gorki, Poudovkine n’utilise quasiment aucun carton et exploite toutes les ressources offertes par son art. Son génie de l’image-choc n’a d’égal que son sens profond du rythme. Force iconique des cadrages et mesures savantes du montage font du crescendo final un des grands moments du cinéma épique des années 20, supérieur au massacre d’Odessa dans Le cuirassé Potemkine et quasiment à la hauteur de la campagne d’Italie dans Napoléon (plus abstrait donc plus beau).
Il faut également louer la bande-son composée par Tikhon Khrennikov à la restauration du film en 1969. Ses bruitages, musiques et chants révolutionnaires contribuent grandement à rendre irrésistible la montée en puissance du drame.
En fait, La mère est tellement abouti d’un point de vue stylistique que l’on pourrait croire qu’il date de 1928 ou 1929, époque où le cinéma muet avait atteint la perfection narrative, plastique et dramatique que l’on sait, perfection immortalisée par les chefs d’oeuvre divers et variés que sont La foule, les mélos de Frank Borzage, L’homme qui rit, Godless girl, La ligne générale, La chute de la maison Usher, Piz Palu, Le vent…
Tout au plus regrettera t-on ces scories inhérentes au film de propagande soviétique que sont les coups de stabylo démagogiques et hors-sujet sur un personnage accessoire d’une scène. Je pense à ce plan du maton écrasant un insecte (hou qu’il est méchant!) ou à ce plan du juge dessinant pendant le procès (hou qu’il est feignant!). Ce sont des plans qui éloignent le film de son propos, un propos si rigoureusement développé par ailleurs: la naissance d’une conscience de classe chez une mère.