A commencer par un criminel condamné à mort, Werner Herzog interroge différentes personnes impliquées de près ou de loin dans un fait divers macabre au Texas.
Werner Herzog affiche son opposition à la peine de mort sans manichéisme, donnant largement la parole aux familles des victimes et leur dédiant finalement son film. S’intéressant à des cas sociaux qui concentrent énormément de drames humains, son film est naturellement éprouvant et, parfois, émouvant. C’est un des mérites du cinéaste que d’aller poser sa caméra dans des endroits inaccessibles au commun des mortels: l’Antarctique, la grotte Chauvet ou, ici, le couloir de la mort. Analyser un sujet de société (la peine de mort aux Etats-Unis) en se focalisant sur tous les protagonistes d’un fait divers donné est une démarche a priori recevable. La plongée afférente dans le Lumpenprolétariat texan a cependant quelque chose de dérangeant car, trop souvent, elle n’a d’autre objet que l’affichage des fêlures intimes de chacun.
A quoi ça rime de demander au frère d’une victime s’il était proche de son frère, de provoquer alors son effondrement puis de le filmer entrain de pleurer pendant plusieurs dizaines de secondes tenant à bout de bras la photo du jeune disparu? Cela a pour but de provoquer l’empathie du spectateur? Certainement. Comme dans les émissions de télé-réalité. Mais ça n’a guère marché sur moi. Même si ce jeune homme meurtri par la vie a toute ma sympathie, je n’ai guère été ému mais plutôt gêné par l’exhibition « brute de décoffrage » de sa douleur. Exhibition dont le cinéaste, évidemment, et non la victime est responsable.
Pour que ça fonctionne, peut-être aurait-il fallu retracer une évolution qui aurait provoqué une identification. Il aurait fallu en tout cas un minimum de « mise en fiction » de la réalité. Faire du cinéma et non du Strip-tease. Comme son étymologie l’indique, l’émotion est d’abord un mouvement. D’ailleurs, les moments émouvants de Into the abyss retracent une évolution, un changement. Et plus qu’émouvants, ils sont franchement bouleversants. C’est la douloureuse prise de conscience du père se retrouvant menotté aux côtés de ses deux enfants; c’est l’histoire de ce bourreau qui démissionne après sa rencontre avec Karla Faye Tucker. Ce n’est pas un état qui est alors suggéré au spectateur, c’est un processus. Un processus humain.
De plus, plusieurs interventions gardées au montage ne semblent avoir d’autre intérêt que d’en rajouter dans la monstruosité et le bizarre. Ainsi de l’entretien avec le carrossier anciennement analphabète n’ayant aucun rapport direct avec l’affaire. Pareil pour l’extraordinaire accumulation de malheurs qui s’est abattue en quelques années sur la soeur d’une victime. Passé la stupéfaction (la « sidération » pour parler en novlangue), cette triste accumulation n’évoque rien d’autre au spectateur qu’un banal « ces pauvres gens n’ont pas été gâtés par la vie ». La « critique de l’Amérique bigote blablabla » trouvée par certains critiques parisiens n’existe que dans leur tête car jamais l’auteur ne met en correspondance les cas auxquels il s’intéresse avec les autres composants de la société. Il ne va pas du particulier vers le général à part lorsqu’il interroge ses interlocuteurs sur « la peine de mort ».
Certains procédés tels la musique « inquiétante » pendant les images de reconstitution du crime ou le fait que l’on entende parler le condamné à mort sans qu’il tienne le téléphone du parloir sont limites quant au contrat moral entre le documentariste et le spectateur mais ils restent rares.
Comme il le dit lui-même dans son entretien avec Les cahiers du cinéma de novembre, Herzog a décidé de faire un long-métrage lorsqu’il a découvert tout ce que cette affaire criminelles concentrait de désolation humaine. Mais les protagonistes de cette affaire sont souvent montrés d’une façon trop extraordinaire pour renvoyer à un ordre plus universel. Into the abyss est un film à voir car, à moins que l’on n’en soit dénué, il interpelle immanquablement notre curiosité mais ce n’est pas non plus un des chefs d’oeuvre de l’année.