Child of divorce (Richard Fleischer, 1946)

Les parents d’une petite fille divorcent.

Un drame court, sec et juste. Voir un film hollywoodien montrer, avec autant de cruauté tranquille que chez Luigi Comencini ou Mikio Naruse, des parents se désintéresser de leur progéniture stupéfie. Coup d’essai, coup de maître pour Richard Fleischer.

The very thought of you (Delmer Daves, 1944)

Une jeune Californienne tombe amoureuse d’un soldat en permission…

Bluette de propagande pour la fidélité des épouses de militaires. Péché mignon de Delmer Daves: l’abondance et le caractère explicitant des dialogues. Qualités de Delmer Daves: finesse de la direction d’acteurs (qui nuance une caractérisation des personnages un peu schématique), souplesse du découpage, sens du cadrage…bref: sensibilité de metteur en scène qui revitalise des situations usées jusqu’à la corde. Le regard sur la petite famille touche par sa justesse et sa générosité en donnant lieu à des séquences dignes de Henry King. The very thought of you est clairement un film mineur mais, considéré dans le cadre très limité de ses ambitions, plutôt réussi.

Real life (Albert Brooks, 1979)

L’histoire de An american family, programme télévisuel qui montrait une famille américaine filmée toute la journée par les équipes de PBS.

Très bonne comédie qui brocarde l’aspiration au fameux quart d’heure de gloire ainsi que le cynisme des faiseurs de télé.  Avec une certaine jubilation, Albert Brooks pousse la satire envers la famille américaine modèle jusqu’au malaise. Il ne se contente pas de la moquerie et, ainsi que le montre l’ambivalence du producteur de l’émission, un type bienveillant, roué et finalement cinglé, atteint à une certaine profondeur dans l’évocation de la télé comme miroir grossissant des maladies de la société contemporaine. L’interprétation de l’auteur dans le rôle principal est excellente.

My son John (Leo McCarey, 1951)

Un jeune diplômé de retour dans sa famille est soupçonné par son père d’être devenu un agent communiste.

Ce film peu vu mérite beaucoup mieux que la réputation de vulgaire tract anti-rouge qui lui est généralement accolée. En effet, si le point de vue de Leo McCarey ne fait à la fin aucun doute, My son John permet de se rendre compte encore une fois que qualité morale et qualité esthétique vont de pair au cinéma: pour intéresser le spectateur à son discours, un auteur se doit d’être franc dans le traitement de son sujet et d’en faire ressortir toutes les contradictions dialectiques, contradictions qui lui permettent de dramatiser intelligemment sa matière narrative. Un film perpétuellement univoque serait un film plat donc mauvais. My son John est tout le contraire.

Avant d’arriver à la conclusion finale (« il faut lutter contre la subversion communiste* »), le réalisateur nous gratifie d’une des peintures les plus justes de la famille américaine. Les confrontations entre le père et son fils ou entre la mère et son fils sont montrées avec une acuité qui est bien celle de l’auteur de Place aux jeunes. N’importe quel jeune revenu au foyer après s’en être longtemps éloigné pourra se reconnaître dans le personnage de Robert Walker. Durant toute la première heure, une distance, celle entre l’étudiant qui a pu s’élargir l’esprit au contact des intellectuels de la capitale et ses parents confits dans leur conservatisme simple et tranché, est rendue sensible par une mise en scène extrêmement subtile dont est absente toute forme de propagande. L’air emprunté de John, ses timides provocations face au curé, son absence lors des réunions familiales et, aussi, la sombre photographie de Harry Stradling et l’aptitude du réalisateur pour incarner physiquement les antagonismes des protagonistes dans le décor quasi-unique de la maison instillent progressivement le malaise.

Le génie de McCarey est de faire passer son discours politique à travers les émotions intimes de ses personnages. A ce titre, la mère est le pivot du drame. Si tous les acteurs sont excellents, Helen Hayes est d’ailleurs remarquable dans ce rôle. Guidée par son amour maternel, elle est moins raide que le père et essaie sincèrement de comprendre son fils. Cela donnera l’occasion à celui-ci de défendre avec succès ses idées auprès de sa génitrice -et par-là même auprès du spectateur. Cette prise en compte du point de vue de l’ennemi politique culmine dans un plan où ce grand catholique patriote qu’est McCarey, ayant comme à son habitude poussé la logique de sa scène jusqu’à son paroxysme, ridiculise le rituel américain du serment sur la Bible. En dernier ressort, c’est l’amour d’un fils pour sa mère qui restaurera l’ordre menacé par le virus communiste.

Enfin, on ne saurait conclure un texte sur My son John sans saluer la prodigieuse inventivité de Leo McCarey qui subit en 1951 la pire avanie qu’un réalisateur puisse imaginer au cours du tournage –le décès subit de son acteur principal- et qui, tel que le montre la fin sublime, s’en sortit avec brio.

*conclusion dont il faut rappeler aux bonnes âmes françaises si promptes à condamner le maccarthysme qu’elle est liée à une réalité politique donnée: celle de l’apogée de la guerre froide alors que les partis communistes des pays occidentaux étaient aux ordres du Kominform de Staline.

Hard, fast and beautiful (Ida Lupino, 1951)

Une femme ambitieuse pousse sa fille à devenir championne de tennis…

Hard, fast and beautiful n’est certes pas une tornade dramatique et humaniste comme l’étaient les précédents films d’Ida Lupino: Avant de t’aimer, Never Fear et Outrage. Il a plus à voir avec le réalisme critique de The bigamist. Personne dans les années 50 n’avait filmé les classes moyennes de banlieue avec une telle lucidité. En une poignée de séquences, la réalisatrice révèle avec une tranchante acuité tout ce que l’american way of life charrie de rêves frelatés et de rancœurs malsaines. Mettre à jour la dialectique infinie de la frustration et de l’ambition permet à la cinéaste de garder une certaine hauteur de vue et de préserver son récit des facilités mélodramatiques; en d’autres termes, le personnage de la mère « a ses raisons » et c’est heureux pour la vérité dramatique. La justesse de l’interprétation de Sally Forrest et Claire Trevor concourt également à cette vérité dramatique. Au sein d’un film au découpage plus sage que ses réalisations antérieures, plusieurs plans montrent le génie d’Ida Lupino, un génie de la condensation et de la fulgurance. Outre la célèbre fin, je songe à cette terrible image des deux époux séparés par une tête de lit, la femme se faisant les ongles pendant que l’homme déclare son amour en s’excusant piteusement d’être ce qu’il est.

La Foire aux illusions (State fair, Henry King, 1933)

Dans la campagne américaine, un fermier va présenter son meilleur cochon à la foire annuelle de l’état, accompagné par son épouse, sa fille et son fils.

Typiquement le genre de chronique rurale où excellait Henry King. La simplicité nonchalante de la mise en scène ne dissimule pas la belle rigueur classique de la construction narrative. Henry King suit les amours de chacun de ses personnages qui évoluent en même temps que le déroulement de la foire. Will Rogers est une incarnation idéale du père de famille campagnard mais la star de l’Ouest américain laisse en fait la part belle aux jeunes premiers qui l’entourent. Et c’est heureux tant Janet Gaynor est sublime. Si les plans où elle joue à se faire peur dans les montagnes russes, où elle se promène doucement la nuit tombée au bras de son amoureux, où elle quitte la maison de celui-ci après avoir refusé sa demande en mariage, si ces plans donc comptent parmi les plus délicats, les plus touchants, les plus beaux du cinéma américain de l’époque, c’est en grande partie grâce à la frêle beauté qui est la sienne.

On saura bien sûr gré à Henry King d’avoir, aidé par la superbe photographie de Hal Mohr, capté cette grâce mieux qu’aucun de ses contemporains ne l’eût fait. Borzage et Murnau, me répondrez-vous peut-être ? Certes, mais à la sensibilité lyrique de ses deux prestigieux collègues de la Fox, King adjoint son incomparable empathie pour les habitants de l’Amérique profonde, sachant insuffler un parfum d’éternité aux gestes de tendresse les plus simples. Ainsi, cette scène où Will Rogers conduit sa famille à la foire. La nuit tombe, il allume l’auto-radio, une rengaine sentimentale se fait entendre, ses enfants s’endorment peu à peu, le pater familias rajuste le châle de son épouse qui se tient à sa droite. C’est le genre de scène, tout en pudeur et en délicatesse, qui fait comprendre pourquoi, au soir de sa très longue carrière, le grand cinéaste disait considérer State fair comme un de ses quatre films préférés.

L’usure du temps (Shoot the moon, Alan Parker, 1982)

Note dédiée à Murielle Joudet

Un bourgeois américain quitte sa femme et ses quatre enfants…

Shoot the moon pourrait n’être que la chronique d’un divorce et ce serait déjà pas mal tant ce sujet éternel est abordé ici avec justesse. Ainsi, je sais gré à Alan Parker d’éviter presque constamment les explications à base de clichés psychologico-sociologiques (une exception : la scène où les anciens amants se retrouvent au lit, peut-être parce que c’est la seule où les protagonistes du drame analysent leur comportement) et de se contenter d’enregistrer des faits en respectant ses personnages et les contradictions qui les fondent. Le réalisateur est admirablement servi par l’excellente interprétation de ses comédiens (en particulier Albert Finney). La séquence d’introduction, montrant simplement le lever des enfants, suffit à faire sentir combien peut être insupportable la vie avec quatre gamines à la maison pour un homme trompant déjà son épouse. Au sein de la chronique bourgeoise, il y a deux séquences au lyrisme malaisant, deux séquences où une soudaine explosion physique montre combien la violence d’une séparation amoureuse est irréductible à toutes les procédures légales censées l’ordonner. Elles suffisent à faire de Shoot the moon un film qui compte.

Une vie secrète (Forbidden, Frank Capra, 1932)

Une jeune journaliste s’éprend d’un politicien marié à une infirme…

Forbidden est une réussite parfaite de Frank Capra dans un genre où on ne l’attendait guère: le mélodrame. Je ne parle pas de mélodrame familial ou de mélodrame social, je parle de mélodrame pur et dur, je parle de ce genre éternel et universel qui raconte la perdition d’une femme par amour. Le jusqu’au boutisme de la narration, la cruauté implacable des rebondissements, la sécheresse mizoguchienne de la mise en scène, le respect de Capra pour tous ses personnages y compris l’homme lâche -mais amoureux- auquel Adolphe Menjou, excellent, insuffle une gentillesse inattendue ainsi que l’absence de regard moralisateur sur l’adultère font de Forbidden un des films les plus forts et les plus justes qui soient sur son sujet canonique. Il faut voir le sang perler aux lèvres de Barbara Stanwyck venant de tuer son mari, il faut voir le tranquille renoncement final pour se rendre compte quel film d’amour fou beau et terrible a réalisé l’auteur de La vie est belle.

un autre texte enthousiaste sur cette merveille méconnue

Come next spring (R.G. Springsteen, 1956)

Un père de famille qui a déserté son foyer revient dans sa communauté après plusieurs années d’absence, bien décidé à se repentir de ses frasques passées.

Ce petit film en Trucolor qui tenait à coeur à Steve Cochran aurait pu être un beau morceau d’americana, dans la lignée de Tol’able David, mais la désespérante platitude de la mise en scène qui épaissit le trait sentimental d’une façon quelque peu démagogique annihile le potentiel émotionnel de l’histoire racontée, une histoire purement américaine et un brin puritaine. C’est dommage d’autant qu’Ann Sheridan est magnifique.

Pitfall (Andre de Toth, 1948)

Un assureur père de famille s’amourache de la poule d’un voleur…

C’est donc un canevas de film noir a priori archi-rebattu mais c’est transcendé par une multitude de qualités. Il y a d’abord l’humour sardonique insufflé par les dialogues de William Bowers. Il y a ensuite un excellent casting mené par Dick Powell qui incarne parfaitement le père de famille aimant mais désabusé. Il y a, et c’est tout à fait inhabituel pour le genre, des scènes familiales dont la tendresse n’a d’égale que la brutalité des (rares) bagarres.

En fait, Pitfall montre l’intrusion du mal dans le foyer américain. Quel est le devoir d’un homme dans notre société civilisée lorsque, en partie par sa faute, sa famille est menacée?  C’est en abordant cette question que le film atteint des cimes assez exceptionnelles grâce à la complexité des situations et à la justesse des caractères qu’il présente. A ce titre, la fin est magnifique, loin de toute forme de convention.

Trafic en haute mer (The breaking point, Michael Curtiz, 1950)

Le capitaine d’un bateau de pêche en difficulté financière accepte des missions douteuses…

Deuxième adaptation de To have and have not, The breaking point n’a rien à voir avec le classique de Howard Hawks qui jouait beaucoup sur la mythologie et les rapports de séduction entre Lauren Bacall et Humphrey Bogart. Ce film est bien plus sec, bien plus concret, bien plus désespéré, bref bien plus proche du style d’Hemingway.  Michael Curtiz revient en quelque sorte au réalisme social Warner des années 30 sauf qu’en 1950, il bénéficie de la perfection technique d’un studio à son apogée. Les dialogues sont percutants, la photographie est superbe tandis que, fait rarissime dans le cinéma hollywoodien d’alors, la musique est quasiment absente. Il faut dire que le parfait découpage classique fait tenir le film debout tout seul.

The breaking point suit Harry Morgan, un marin qui fait vivre sa famille en essayant, confronté à des tentations d’ordres divers et variés, de ne pas perdre sa dignité d’homme. John Garfield qui lorsqu’on lui a présenté le projet s’est intimement reconnu dans le personnage d’Harry Morgan livre ici ce qui est peut-être la meilleure prestation de sa carrière.

Dénué du lyrisme habituel du cinéaste, le film est mis en scène avec réalisme, simplicité et délicatesse. Par exemple, à un moment du film, le pote du héros se fait tuer par les méchants. Pure convention. Seulement à la fin de la sordide aventure, il y a des plans sur le fils attristé de cet homme. Discrets, intégrés à une large séquence de retour du bateau au port, ces plans bouleversants montrent que le personnage n’a pas été oublié et lui confèrent une dignité qui transcende largement l’archétype de faire-valoir qui était le sien au départ.

Le seul point faible du film par rapport à la version de Hawks, c’est l’attribution du rôle initialement tenu par Lauren Bacall à Patricia Neal. Actrice honorable, cette dernière n’a cependant pas le sex-appeal de sa prédécessrice et est donc peu crédible en allumeuse.

Joyau méconnu du cinéma américain qui met à l’amende tout ce qu’a pu commettre John Huston dans le genre, The breaking point est un des meilleurs films du prolifique et excellent Michael Curtiz.

Les désemparés (The reckless moment, Max Ophuls, 1949)

Dans une banlieue américaine cossue, une mère au foyer tue l’amant de sa fille qui la faisait chanter. Surgit alors un nouveau maître chanteur…

Dernier film tourné aux Etats-Unis par Max Ophuls, Les désemparés est l’ultime preuve que, contrairement à ce que l’intéressé lui-même affirmait, le cinéaste sarrois a su s’adapter aux contraintes hollywoodiennes. Certes l’exigence du réalisateur l’a empêché d’achever plus de quatre films en dix ans de présence sur le sol américain mais au final, de ce quartet, seul Caught s’avère raté.

Les désemparés est ainsi une oeuvre tout ce qu’il y a de plus personnel de la part de Max Ophuls. Il y a d’abord la facture. Le découpage en plans-séquences  et les contrastes du noir et blanc siéent parfaitement à l’univers du film noir. Cela crée une certaine poésie visuelle qui ne verse pas dans l’esthétisme gratuit car les travellings virtuoses sont avant tout au service d’une narration qu’ils vivifient considérablement. Les désemparés aurait pu n’être qu’un exercice de style, un film où Max Ophuls se serait comporté en habile ouvrier, aurait recyclé ses figures de style en trucs de fabrication pour livrer un bon produit d’usine. Mais Les désemparés est encore plus que ça.

Il y a en effet une bifurcation narrative qui, à mi-chemin, donne tout son sel au film. Subtilement, le film noir se fait mélodrame. Les sentiments s’immiscent dans la mécanique du chantage. Les prétextes un peu grossiers de l’intrigue policière sont oubliés et on se focalise sur les réactions d’une femme bien sous tout rapport qui souffre du secret qu’elle porte et se met à douter de sa condition sociale et sentimentale. Vous l’aurez compris, ce film de genre tourné à la Columbia annonce par certains aspects Madame de…Il y a même une scène que le cinéaste refera -et sublimera- dans le chef d’oeuvre de 1953: celle de la vente des boucles d’oreille au prêteur sur gage. On retrouve dans ce film de commande  l’acuité du regard du cinéaste sur la légèreté de la femme et le tragique qui la guette. Et ça donne lieu à de très belles scènes d’autant que Joan Bennett convient parfaitement au rôle de l’héroïne.

L’originalité des Désemparés au sein de l’oeuvre d’Ophuls tient au fait que pour une fois, c’est l’homme qui commence à vaciller avant de se perdre par amour. James Mason incarne magnifiquement ce marlou fasciné par ce qu’il imagine être la haute-société. Le film exprime une vision particulièrement cruelle de la société américaine en montrant l’étanchéité des classes qui la composent et la pourriture larvée au sein de sa bourgeoisie. Ainsi le happy end conventionnel  est chargé d’une profonde amertume, la femme retournant à son foyer sans avoir pu lavé son péché et portant sur sa conscience le poids du sacrifice d’un voyou. C’est quand même nettement moins con que Desperate housewives.

La brune brûlante (Rally ‘Round the Flag, Boys!, Leo McCarey, 1958)

Dans une banlieue américaine, un père de famille tenté par une voisine affriolante est chargé par sa communauté d’intervenir auprès du Pentagone pour empêcher l’installation d’une base militaire dans la ville.

La brune brûlante est d’abord une satire bien sentie de l’American way of life, modèle qui triomphait alors (le critiquer était donc bien plus audacieux que dans les années 60 où la contestation était très à la mode). Jamais le matriarcat américain n’a été aussi bien moqué. En quelques minutes, les frustrations du père de famille en banlieue et l’étroitesse d’esprit de la mère au foyer sont exprimées à l’aide de situations drôles et réalistes. La douzaine de scénaristes qui travaille à plein temps sur Mad men peut aller se rhabiller. Pour son avant-dernier film, Leo McCarey n’a de toute évidence rien perdu de sa maîtrise narrative.

La brune brûlante permet à l’auteur de Cette sacrée vérité de revenir à la comédie de remariage mais le trait est ici nettement plus outré que dans ses classiques des années 30. Les personnages sont très caricaturaux bien que croqués sans la moindre méchanceté. Cette qualité est emblématique du génie, cinématographique mais aussi humain, de McCarey. L’influence du cartoon est presque aussi présente que dans les comédies de Frank Tashlin. En témoignent les décors abstraits et colorés, la drôlissime séquence du lustre, les ahurissantes danses indiennes de Joan Collins et le final complètement délirant. C’est comme si le vieux maître voulait en remontrer aux nouveaux réalisateurs de comédie (Tashlin, Lewis, Quine, Edwards…), montrer que lui aussi, le génie du burlesque, l’inventeur de Laurel & Hardy, le réalisateur du chef d’oeuvre des Marx brothers (Soupe de canard), savait encore se lâcher.

En résulte une comédie grossière et dont les coutures de scénario sont parfois apparentes. Plus le film avance plus il devient schématique et se moque de toute espèce de crédibilité, la logique comique éliminant la logique réaliste. Mais La brune brûlante est également un film coloré, drôle et d’une belle richesse car il prend le temps de développer ses multiples personnages secondaires. Comme tous les grands films de Leo McCarey, c’est une œuvre éminemment dialectique puisque l’auteur ne prend parti ni pour l’Armée ni pour la communauté de citadins, ni pour le mari ni pour l’épouse mais se contente de mettre en scène leurs confrontations en montrant chacun avec une égale ironie et une égale tendresse, le tout tendant vers une harmonie générale.

Femme ou maîtresse (Daisy Kenyon, Otto Preminger, 1947)

Une femme est partagée entre deux hommes: un avocat marié et un vétéran de la seconde guerre mondiale.

Malgré ce sujet canonique, aucune convention liée à un quelconque genre (mélodrame…) n’est présente dans Daisy Kenyon. Ce qui frappe dans ce film, parfaitement atypique dans la production hollywoodienne de l’époque, c’est son côté « adulte ». Jamais l’auteur ne force la sympathie ou l’antipathie du spectateur pour un des personnages. Le triangle amoureux est représenté avec la neutralité objective qui caractérise le style d’Otto Preminger. Finement écrit, suprêmement dialogué et excellemment interprété, Daisy Kenyon ne verse jamais dans le théâtre filmé grâce au réalisme de la mise en scène.
On pourrait reprocher au film cette froideur de surface, ce regard d’entomologiste sur des sentiments, mais ce serait passer à côté de la justesse des observations du cinéaste, à côté d’un propos mature, original et pertinent sur l’amour comme mensonge que chacun se complaît à entretenir pour se coltiner sa propre et irréductible nostalgie.
Daisy Kenyon est donc une parfaite réussite et une nouvelle preuve de la prolixité du génie de Preminger puisque la même année, ce dernier réalisait également Ambre qui lui est un chef d’oeuvre de romanesque flamboyant.

Les chaînes du sang (Bloodbrothers, Robert Mulligan, 1978)

Un jeune homme issu d’une famille italo-américaine hésite entre une carrière toute tracée par son père dans le bâtiment et son envie de s’occuper d’enfants.

Bloodbroothers est un joli film racontant la lutte d’un individu contre l’emprise de son milieu. Cette emprise est aussi bien extérieure qu’intérieure. Il faut qu’il trouve sa propre voie et assume un choix.

Le film est très écrit, trop parfois (je songe au drame du personnage de Tony Lo Bianco) mais ne manque pas de vie. Le focus se fait sur la confrontation entre le fils et son père mais le récit est polyphonique et chaque personnage secondaire existe amplement. Entre bars, boîtes de nuit et chantiers de construction, l’évocation du Little Italy des années 70 ne manque pas de pittoresque. La bande originale d’Elmer Bernstein, funky à la limite de la parodie, est pour beaucoup dans la réussite de cette atmosphère urbaine.

Par ailleurs, Mulligan conduit son récit en se ménageant des digressions qui donnent de l’épaisseur aux personnages. Par exemple, à la fin d’une scène familiale importante où l’avenir du cadet est discuté, le père se réconcilie avec son épouse en lui chantant Maria. Grain de folie, étincelle de vie qui insuffle une vérité émotionnelle à la mécanique narrative.

Bloodbroothers est d’autant plus réussi que les acteurs sont tous excellents. Que ce soit Tony Lo Bianco et Paul Sorvino dans le rôle des vieux briscards italiens ou Richard Gere qui joue le jeune héros, tous sont finement dirigés. Richard Gere est un acteur inégal mais il est vraiment à son aise dans ce rôle éminemment springsteenien qui pourrait bien être le meilleur de sa carrière. Son mélange de charme et de fadeur sert idéalement son personnage timide.

La ménagerie de verre (Paul Newman, 1987)

Un homme qui a fui son foyer raconte comment sa mère, abandonnée par son mari, avait tenté de marier sa fille infirme qui s’évadait de la réalité grâce à sa collection d’animaux de verre.

Le dernier film de Paul Newman en tant que réalisateur, La ménagerie de verre, est réputé être un des films les plus fidèles au texte du célèbre dramaturge dont il est adapté: Tennessee Williams. Cela signifie que le récit avance souvent à travers de longues tirades, que les monologues sont nombreux et rarement concis, que le décor est unique, que le symbolisme n’est pas d’une très grande subtilité. Même la grande Joanne Woodward se laisse aller au cabotinage. Mais l’auteur a l’astuce de prévenir les reproches de théâtralité excessive en racontant son histoire via un flashback du fils annonçant que « tout ceci est une pièce de théâtre et ne saurait être réaliste ». Il ne s’agit pas d’un effet de distanciation gratuit mais d’une façon pas plus bête qu’une autre de rappeler ce vieil adage: « la frontière entre le théâtre et la vie est floue ».

Et de fait, le spectateur finit par oublier les artifices théâtraux. La tristesse, l’espoir, la mélancolie…Impossible de résister à la déferlante d’émotions diverses et variées, au concentré d’humanité brassée par La ménagerie de verre, à la justesse du regard de l’auteur sur ses magnifiques personnages. Des personnages d’Américains bouffés par leurs rêves. Par certains aspects, le film m’a rappelé Gens de Dublin qui sortait la même année. Les regrets de la mère lorsqu’elle évoque sa jeunesse à moitié fantasmée d’aristocrate sudiste sont comme une version acide de la nostalgie d’Anjelica Huston dans l’ultime chef d’œuvre de son père.

Si l’intérêt varie au cours des deux heures et quart du métrage, si l’outrance de certains passages saute aux yeux, la dernière partie balaye toutes les réticences. La longue scène au cours de laquelle Jim « ouvre les yeux » de Laura à la vie est une des plus belles jamais imprimées sur pellicule. A ce degré de vérité humaine, à ce  stade d’empathie pour les personnages, qu’importe que l’émotion tienne du cinéma ou du théâtre. Une seule certitude: le découpage et la lumière magnifient les acteurs, leurs visages. Karen Allen est superbe de fragilité. Rarement personnage de fiction aura suscité autant de tendresse, de compassion que le sien dans La ménagerie de verre. Voir Laura se mettre à danser et mourir…

A bout de course (Running on empty, Sidney Lumet, 1988)

Un couple de militants gauchistes qui a fait sauté une usine lors de la guerre du Viet-Nam est traqué par le F.B.I. Dix-huit ans après l’attentat, ils ont eu plusieurs enfants. La cohésion de la famille en cavale est remise en question lorsque le fils aîné veut partir à l’université.

Sidney Lumet délaisse un temps sa panoplie de cinéaste engagé pour réaliser un des films les plus justes sur la famille que le cinéma américain nous ait donnés à voir ces trente dernières années. La beauté de A bout de course vient de la sobriété d’une mise en scène entièrement focalisée sur les personnages. Elle vient des petits riens très évocateurs captés par la caméra. Elle vient de la sensibilité avec laquelle Lumet raconte un moment-clé de la vie d’un adolescent. Elle vient de l’excellence des acteurs, quel que soit leur sexe, quel que soit leur génération. Elle vient de la présence de la délicieuse et trop rare Martha Plimpton. Elle vient enfin des moments de grâce inattendus qui viennent génialement suspendre le récit. A ce titre, la séquence de l’anniversaire est peut-être la plus belle séquence d’harmonie familiale depuis La vie est belle de Capra.

All I desire (Douglas Sirk, 1953)

Au sein de la dizaine de mélos réalisés par Douglas Sirk à Universal, les deux films avec Barbara Stanwyck forment un diptyque qui, esthétiquement, tranche avec le reste. A l’opposé du flamboiement pathétique qui caractérise les autres films du cycle, ces deux beaux portraits de provinciale américaine confrontée à l’hypocrisie de la communauté partagent un style concis, élégant et remarquablement fluide. Demain est un autre jour est clairement un des chefs d’œuvre de Sirk et il n’est pas interdit de le préférer à Ecrit sur du vent, La ronde de l’aube et autres Tout ce que le ciel permet. En revanche, All I desire est un peu en-dessous des plus belles réussites du cinéaste. Pourquoi ? Parce que le récit un brin compliqué n’exploite pas à fond la multitude de pistes narratives qu’il ouvre. A cause d’une légère tendance à la dispersion dramatique, le déroulement du film n’est pas aussi éblouissant d’évidence que celui de Demain est un autre jour. Qui trop embrasse mal étreint. Au-delà de ces menues réserves, All I desire n’en reste pas moins un beau film, magnifié par l’interprétation de la grande Barbara Stanwyck.

The happy ending (Richard Brooks, 1969)

Après 16 ans de mariage, une mère au foyer s’enfuit. Comment en est-elle arrivée là ?

Ses fâcheuses tendances politico-sociologico-morales font parfois oublier aux cinéphiles la profonde sensibilité de Richard Brooks. Cette sensibilité avait la forme d’une finesse d’analyse psychologique rare dans le cinéma américain d’alors. Une finesse qui, en offrant toutes leurs chances à des héros aux personnalités ambivalentes, nuançait voire faisait complètement disparaître la lourdeur des pamphlets (ainsi de son chef d’oeuvre Elmer Gantry). En ce sens, The happy ending est typique des meilleurs films de Brooks.

Le film commence par des séquences de fête qui dressent un panorama amer de la famille américaine en présentant des couples qui forcent sur la codéine, la vodka et dissertent sur l’échec de leur mariage. Le discours sociologique est alors un peu trop démonstratif.  Cependant, peu à peu, le véritable sujet du film se dessine. A travers une narration audacieuse mais jamais clinquante qui utilise ellipses et flashbacks pour mieux faire l’introspection de son héroïne, Richard Brooks réalise un des plus beaux portraits de femme du cinéma américain. Une femme que la vie va forcer à confronter ses idéaux de jeune fille façonnés par Hollywood avec la réalité.

Cette femme est jouée par son épouse d’alors, Jean Simmons. Et c’est peu dire qu’elle porte le film sur ses épaules. Bien sûr, les collaborateurs techniques sont au top. De la belle photographie de Conrad Hall à l’entêtante musique de Michel Legrand qui a pour l’occasion signé un standard (What Are You Doing The Rest Of Your Life?), l’ensemble de la réalisation procède d’une élégance feutrée qui fait plaisir à voir tout en sécrétant une douce mélancolie. Mais ce qui rend The happy ending aussi précieux, c’est bien l’alchimie entre Jean Simmons et son réalisateur amoureux. Elle est superbe. La maturité fragile et rayonnante, elle est aussi belle à quarante ans qu’elle l’était à vingt, petit animal pervers et juvénile dans Un si doux visage.

Huit ans plus tard, Richard Brooks tournera une sorte de post-scriptum à The happy ending : A la recherche de Mr Goodbar, film aussi bon que son prédecesseur mais nettement plus désespéré.

Un amour pas comme les autres (Young at heart , Gordon Douglas, 1954)


Ça commence comme une charmante chronique familiale façon Le chant du Missouri avec maison de banlieue en carton-pâte, jeunes filles qui rêvent du prince charmant sur leur piano, et ça s’achemine petit à petit vers le mélodrame le plus pur. Au fur et à mesure d’une progression dramatique exemplaire, le vernis se craquelle, les sentiments se révèlent. Frank Sinatra dans un rôle d’artiste déchiré qui annonce celui qu’il tiendra dans nombre de ses chefs d’oeuvre, que ce soit sur disque (No one cares, 1959) ou sur pellicule (Comme un torrent, même année), est celui qui, promenant son vide existentiel dans cette charmante famille, va jouer le rôle du détonateur. L’argument de base est donc classique, convenu même, mais son développement est si implacable qu’il entraîne le film vers d’insondables abysses de mélancolie. Rarement sensation de désespoir aura été aussi prégnante dans le cinéma hollywoodien. Il faut voir la séquence de la fuite éperdue du personnage de Sinatra en voiture, fuite qui renvoie directement à celle de Lana Turner dans Les ensorcelés.
Cette vérité des sentiments, on la doit au talent d’une équipe remarquable: Sinatra évidemment qui trouve un rôle à sa mesure, la multitude de compositeurs à l’origine des superbes chansons qu’il interprète, les autres comédiens tous excellents, la direction artistique irréprochable, mais aussi et surtout Gordon Douglas, dont la mise en scène est d’une permanente pertinence, discrète mais riche de sens, ainsi de la composition des plans qui confère toute leur cruauté à certaines séquences de fête familiale.
Bref, Young at heart est bel et bien un chef d’oeuvre, chef d’oeuvre dont l’absence de notoriété nous rappelle pour notre plus grande joie que cet immense territoire qu’est l’âge d’or hollywoodien n’a pas encore révélé tous ses trésors.