La nuit du 11 septembre (Bernard-Deschamps, 1919)

Ayant volé le secret d’un mourant sur le champ de bataille, un homme usurpe la fortune de sa veuve…

Une des cinq bobines du film est perdue; ce qui ne clarifie pas la narration d’un mélo capillotracté mais vivifié par le lyrisme brutal du style. Si les articulations du récit ne sont pas très fines, c’est aussi parce que Bernard-Deschamps semble privilégier un violent symbolisme visuel aux motivations psychologiques (sans toutefois se passer complètement de ces dernières). Ainsi de la représentation du Mal avec des mains en ombres chinoises qui préfigure Nosferatu. Nombre de plans « fonctionnels » sont absents de son découpage où s’enchaînent des scènes réduites à une image forte. Voir par exemple la stupéfiante rapidité de l’enchaînement entre la rencontre avec la veuve et l’incendie de sa maison.

La présence de Séverin-Mars, toujours halluciné, mais aussi la beauté des cadrages et l’inventivité du montage au service de l’émotion évoquent, sur un mode mineur, les chefs d’œuvre contemporains d’Abel Gance. D’ailleurs, comme chez l’auteur de La roue, cette inspiration fiévreuse charrie autant de fulgurances que de naïvetés. Il n’empêche que La nuit du 11 septembre est un film étonnant qui gagnerait à être exhumé. Une exploitation retardée par trois ans de démêlés avec la censure empêcha malheureusement cet idéal chaînon manquant entre le cinéma d’avant-garde et le mélo commercial de prétendre à la postérité.

La dixième symphonie (Abel Gance, 1918)

Une femme qui voulait fuir un débauché tue la soeur de ce dernier au cours d’une bagarre. Le débauché a désormais un moyen de chantage…

Sublime mélodrame, La dixième symphonie contient déjà la quintessence d’Abel Gance. La naïveté de l’inspiration n’a d’égale que l’inventivité des formes. Par exemple, dix ans avant Napoléon et son triple-écran, le cinéaste a l’intuition du Cinémascope au cours de plans où des bandes colorées (sans doute au pochoir) s’intercalent en haut et en bas de l’image d’une naïade dansante de manière à figurer visuellement la dixième symphonie du titre! Plus encore que risible, la scène est géniale car force nous est de constater le bouillonnement créatif d’un précurseur déterminé à explorer toutes les possibilités de son art voire à en repousser les limites (en l’occurrence, le son lui manquait).

Le film est saturé d’idées de montage, de cadrages, de narration, bref de cinéma. N’était la folle conviction de son auteur dans l’histoire qu’il raconte, La dixième symphonie aurait pu verser dans la vanité de l’exercice de style avant-gardiste. Mais le visionnaire Abel Gance n’a jamais été un tenant de « L’art pour l’art ». Les acteurs sont habités par leur rôle. Séverin-Mars, futur héros de J’accuse et de La roue, entamait magnifiquement une fructueuse collaboration avec le réalisateur et la jolie Emmy Lynn est filmée avec gourmandise. Le très beau plan où ses épaules sont dénudées en annonce bien d’autres dans l’oeuvre du futur auteur de Lucrèce Borgia…On notera aussi que dans la première partie, le jeu très sophistiqué sur les points de vue et les flashbacks donne une vertigineuse profondeur au récit. En quelque sorte et jusqu’à exhumation d’un précurseur antérieur, Gance invente ici le suspense hitchocko-rohmérien, celui où les personnages se font leur propre cinéma à partir de ce qu’ils ont vu.  Bref:  l’opposé d’une curiosité réservée aux rats de cinémathèque, La dixième symphonie est véritablement un très grand film.