La bataille pour notre Ukraine soviétique (Alexandre Dovjenko, 1943)

Le titre est un parfait résumé du film.

Puissante exaltation de l’Ukraine et du combat contre l’envahisseur allemand. Il faut voir le plan immense où, à l’image des nazis déferlant, un nuage voile progressivement une région pour se rendre compte combien Dovjenko reste insurpassable en matière de lyrisme cosmique; c’est un exemple parmi cent autres images magnifiques de la Nature. Aussi édifiant qu’il puisse être, étayant son didactisme avec des images d’archives allemandes (on voit ainsi Goering visitant l’Ukraine), le cinéaste garde pourtant un style gorgé de sève, de chaleur et d’inventions. Il délaisse le montage « marteau-piqueur » de ses films muets pour un rythme souple et délié. Il donne des aperçus du quotidien du peuple, avec de vieilles dames parlant en langue ukrainienne. Il singularise aussi son film de propagande avec une étonnante poésie macabre, tel ces images de partisans qui veillent aux côtés d’un squelette de soldat allemand. Enfin, l’épopée va de pair avec une mise en exergue des horreurs nazies qui préfigure Nuit et brouillard; voir les atroces plans de cadavres d’enfants. A l’heure de la nouvelle guerre en Ukraine, il serait judicieux de diffuser ce film qui, en plus d’être magnifique, est révélateur de la complexité de la mémoire russo-ukrainienne; sur Arte par exemple, avec une éventuelle contextualisation d’historiens.

L’invitation (Claude Goretta, 1973)

Après le décès de sa mère, un employé de bureau invite ses collègues à une réception dans sa somptueuse demeure.

Caractérisant ses personnages avec finesse et précision, ce récit vaguement satirique manque cependant de tendresse, d’invention et de profondeur. Finalement peu substantiel, il eût aussi gagné à davantage de concision. L’interprétation, quoiqu’assurée par des acteurs excellents tel Jean-Luc Bideau, est un brin mécanique. Elle accentue le côté malaisant d’un film où les plaisirs de la chère et de la chair semblent vus sous un prisme puritain, malgré le cadre renoirien et les pointes libertaires bien dans l’air du temps. D’où l’impression, même si ça se laisse suivre, d’un film quelque peu laborieux, loin du « miracle » décrit par un Jacques Lourcelles.

That’ll be the day (Claude Whatham, 1973)

En Angleterre à la fin des années 50, un jeune homme fou de rock abandonne ses études et quitte sa mère.

Le contraire d’American graffiti, sorti la même année. Aucune nostalgie ici mais le portrait, bien dans la manière « kitchen sink » du cinéma anglais, d’un désaxé dans un environnement glauque. Ringo Starr, Billy Fury et Keith Moon apparaissent dans des seconds rôles mais sans capitaliser sur leur image de star. On entend une ribambelle de tubes du rock primitif mais ceux-ci ne visent guère à propulser les images ou à euphoriser le spectateur; aucun n’est d’ailleurs entendu en entier, à part l’éponyme pendant le générique de fin. Les scènes où le personnage se promène à la fête foraine saisissent une certaine vérité de l’amateur de rock, son inaptitude à la vie, avec une distante crudité dont feraient bien de s’inspirer les auteurs complaisants comme Nick Hornby (qui a sûrement vu ce « film-culte »).

Le héros est fondamentalement antipathique mais une connexion est établie avec le spectateur via son trauma d’enfance dont le surgissement pourrait paraître conventionnel sur le papier mais dont la traduction à l’écran, vive et sèche, a une certaine force émotionnelle et boucle logiquement avec sa passion pour le rock. Cependant, en ne montrant que du glauque ou du minable, Claude Whatham ne rend nullement sensible l’excitation produite par la musique sur son protagoniste, empêche de le comprendre pleinement et, en fait, escamote une dimension de son sujet. Enfin, le découpage est parfois, notamment dans les séquences en intérieur, très aléatoire. A défaut d’une exaltation qu’il ne semble pas rechercher, plus de rigueur formelle aurait peut-être rendu That’ll be the day plus incisif.

Tension (John Berry, 1949)

Humilié par l’amant de son épouse, le gérant d’une épicerie change d’identité pour se venger.

La première partie, qui situe parfaitement le héros, tant socialement que psychologiquement, est très bien. Mais à partir du moment où le policier-narrateur entre en scène, le récit s’enfonce dans l’incohérence et perd tout intérêt. Dommage, d’autant que le filmage de John Berry est déjà d’une belle vivacité.

Machenka (Youli Raizman, 1942)

Entre 1939 et 1940, l’idylle entre une télégraphiste et un chauffeur de taxi, contrariée par la légèreté de l’homme ainsi que par la guerre d’Hiver.

Spectaculaire et violente, la dernière partie relève du film de guerre, avec un final bien sûr propagandiste et irréaliste, mais la majorité du métrage ressort de la romance légère, ancrée dans le quotidien et la réalité sociale (les personnages qui travaillent, passent leurs examens…). Dans l’ensemble, Machenka touche par sa fraîcheur et simplicité. Ces qualités résultent notamment de l’interprétation de Valentina Karavayeva et d’une caméra souple et attentive. Joli film.

Une page folle (Teinosuke Kinugasa, 1926)

Dans un asile, une folle…

Parangon, délibérément incompréhensible et stylisé jusqu’à la grimace, de film se voulant « artistique ». Pas moins intolérable que les pires équivalents du surréalisme français mais cent coudées en-dessous des grands films expressionnistes singés; dans lesquels la forme n’avait rien de forcé mais semblait émaner naturellement du matériau alors que Kinugasa, qui amassera plus tard sa fortune critique avec un sommet d’académisme, est dénué de toute sincérité.

Adieu chérie (Raymond Bernard, 1946)

Une entraîneuse aide un jeune oisif à échapper à la pression matrimoniale de sa famille.

Jacques Companeez et Raymond Bernard ont certainement voulu réitérer J’étais une aventurière car l’argument -la vérité des sentiments qui perce sous les faux-semblants de la chercheuse d’or- est fondamentalement identique. Cependant, la réussite est moindre. Se déroulant essentiellement dans un unique château et pâtissant de dialogues se voulant spirituels mais médiocrement conventionnels, Adieu chérie est un film nettement plus théâtral, dans le mauvais sens du terme. Le jeu entre comédie sociale et profondeur des états d’âme, qui est le sujet du film, n’est qu’entrevu à cause d’une écriture trop velléitaire. Cependant, l’audacieuse dernière partie relève le niveau et insuffle une consistance inattendue aux personnages, comme s’ils avaient été révélés à eux-même par l’intruse. C’est beau. Et ça l’est d’autant plus que la grande Danielle Darrieux brille de ses mille éclats, passant de la nargue à la mélancolie avec le même naturel qu’un adagio succède à un allegro dans une même symphonie de Mozart.

West side story (Steven Spielberg, 2021)

A New-York, les Jets et les Sharks s’affrontent mais l’amour rôde.

Une telle profusion -de mouvements, de couleurs, de sons- ordonnée avec une telle netteté, une telle fluidité et une telle unité, c’est la victoire la plus complète du style. Tant dans les séquences à grande figuration que dans les scènes les plus intimes, chaque geste, chaque composition visuelle, chaque éclairage, est riche de sens, insufflant une épaisseur sociale, une vérité psychologique et, surtout, une force lyrique sans commune mesure avec le film de 1961. Les rebondissements les plus artificiels du livret initial passent la rampe aussi facilement que dans les meilleures représentations d’opéras. Faire l’éloge de West side story version 2021, ce serait -outre rappeler la splendeur de la partition de Leonard Bernstein- inventorier et détailler la quasi-totalité du métrage. Je me contenterai de citer l’acmé: la séquence du bal avec le coup de foudre, ce que j’ai vu de plus incontestablement sublime au cinéma depuis des lustres. Non content de nous apprendre qu’il y a encore des gens qui savent danser et faire danser à Hollywood, Spielberg livre un des plus beaux fleurons de l’histoire d’un genre qu’il investit pour la première fois*. Si postérité égale justice, ce pur chef d’oeuvre devrait faire oublier le film -très moyen- de Wise et Robbins.

*sur ce terrain, il pulvérise ses amis Scorsese (New-York, New-York) et Coppola (Cotton club, Coup de coeur), ce qui aurait pu faire réfléchir à deux fois Michel Ciment au dernier Masque et la plume

La vallée de la terreur (Ignacio F. Iquino, 1955)

La fuite de quatre malfaiteurs espagnols -trois hommes et une femme- à travers les Pyrénées.

La convention de la caractérisation des personnages (le méchant méchant, le méchant gentil, le faible et la fille), cohérente sauf à la toute fin au service d’une morale catho-franquiste, n’empêche pas ce petit polar d’être bien mené car il dispose de deux qualités essentielles à son genre: la concision et le sens de l’espace. Les scènes d’action se déploient dans une topographie restituée sans joliesse mais avec clarté et intensité. Quelques trouvailles épicent la mise en scène; ainsi le moment où le douanier se retire une balle d’une plaie puis remplit son chargeur vide avec. La vallée de la terreur est donc une sympathique découverte.

Ce couple heureux (Luis García Berlanga et Juan Antonio Bardem, 1953)

Un jeune couple espagnol est tiré au sort pour profiter d’une journée de luxe offerte par une grande marque.

Comédie sentimentalo-socialo-populiste espagnole qui montre l’universalité, après-guerre, de ce courant présent également aux Etats-Unis, en Italie, au Japon et en France. Avec ses tourtereaux confrontés à l’ambition, aux difficultés matérielles et à la chance, Ce couple heureux rappelle particulièrement Antoine et Antoinette. La mise en scène est dénuée de l’étincelant génie de Becker et l’environnement social, quoiqu’évidemment présent, n’est pas restitué avec la même ampleur que chez Jean-Paul Le Chanois ou Dino Risi mais le film demeure assez sympathique, notamment grâce à la comédienne Elvira Quintillá et à des notations dont l’une est carrément vertigineuse et mérite d’être citée: au début, les protagonistes vont voir au cinéma la première version de Elle et lui. C’est l’occasion de montrer le héros frimer auprès de sa femme avec sa connaissance de la technique cinématographique ainsi que le travestissement des films américains par la censure franquiste (le public râle au moment du baiser coupé). Et à la fin, lorsque le couple s’embrasse, le cinéaste, certainement soumis à la même censure que celle qu’il met en scène, filme les pieds des amoureux…comme le fera Leo McCarey quatre ans plus tard dans son propre remake de Elle et lui.

Bienvenue Mr Marshall (Luis Garcia Berlanga, 1953)

Un village andalou se prépare pour accueillir des représentants américains du plan Marshall.

Comédie gentiment caustique, sur un sujet aussi original que pertinent car riche d’enjeux satiriques, qui présente la particularité de ne pas se focaliser sur des récits individuels mais de garder un caractère collectif dans sa narration, dynamisée par l’amusante voix-off de Fernando Rey. Le virage onirique de la dernière partie, surprenant au début, est un peu long d’autant que, au niveau du filmage, c’est l’ancrage réaliste et local qui donne sa saveur à ce pendant espagnol du néo-réalisme rose.

Le village maudit (Florian Rey, 1930)

Une femme fuit un village où les récoltes sont mauvaises mais son mari et son beau-père restent.

Le statut de classique de ce muet espagnol (plus tard sonorisé) montre que toutes les cinématographies du monde ne sont pas égales. Le village maudit n’est clairement pas L’aurore -avec qui il partage certains thèmes- ou La ligne générale (certains commentateurs disent ce film influencé par le cinéma soviétique, il faudra m’expliquer). L’intrigue est conventionnelle de bout en bout, l’argument dramatique tellement poussiéreux qu’il faut le deviner, l’environnement social inexistant une fois l’exposition passée (malgré ce qu’en écrivit Raymond Borde, ce mélo à trois personnages n’a rien de « néo-réaliste » si ce n’est certains plans en décors naturels) et la direction d’acteurs uniformément plombée et plombante. Heureusement, Florian Rey fait preuve d’un réel sens pictural pour filmer la ruralité castillane mais ce talent est malheureusement souvent gâché par un iris trop fermé, qui noircit une vaste partie de l’image.

Ça s’est passé en plein jour (Ladislao Vajda, 1958)

En Suisse, après le suicide du principal suspect du meurtre d’une petite fille, un inspecteur qui a quitté la police et ne croit pas à la culpabilité de ce suspect enquête personnellement sur l’affaire.

Film helvéto-germano-espagnol adapté en livre par un de ses scénaristes (Friedrich Dürrenmatt) lui-même adapté en film quarante ans plus tard par Sean Penn avec The pledge. Cette mouture primale est un polar correct, visiblement influencé par M le maudit. Certaines articulations de l’enquête manquent de crédibilité mais les acteurs -Michel Simon en colporteur, Heinz Rühmann en flic et Gert Fröbe en tueur dominé par son épouse- sont très bons et les paysages suisses, peu vus au cinéma dans les années 50, restitués avec un peu d’ampleur, beaucoup de clarté et une pointe de poésie (à la fin surtout). Visible ici.

Guêpier pour trois abeilles (The Honey Pot, Joseph L. Mankiewicz, 1967)

Un esthète retranché dans son palais vénitien convoque trois femmes de sa vie et leur fait croire qu’il est sur le point de mourir.

Loin d’Hollywood, Mankiewicz laisse libre cours à ses penchants -théâtralité, dandysme, ironie- non sans une certaine complaisance. 2h11 pour une resucée post-moderne de Volpone, c’est long. La somptuosité du décor, la qualité de l’interprétation (Rex Harrisson, tellement moins cabotin qu’Harry Baur) et, surtout, une once de tendresse -patente dans le dernier plan- rendent Guêpier pour trois abeilles plus supportable et attachant que les films ultérieurs du maître: Le reptile et Le limier.

La porte s’ouvre (No way out, Joseph L. Mankiewicz, 1950)

Un malfrat raciste accuse un jeune médecin noir d’avoir tué son frère blessé par la police.

Pesant film à thèse qui finit dans le grand-guignol, à force d’artificielle outrance. Se focaliser sur un cas pathologique, comme le fait ici Mankiewicz, altère grandement la critique ambitionnée du racisme. Réalisé trois ans après par un conservateur, sans intention de dénonciation apparente, Le soleil brille pour tout le monde démonte, par la bande, les mécanismes du racisme (peur sexuelle et effet de meute) avec bien plus de profondeur et d’ampleur.