Caïn et Abel (Lino Brocka, 1982)

Les deux fils d’une matriarche se déchirent pour l’héritage.

Un drame polyphonique, dans lequel les femmes viennent apporter des contrepoints qui, à la fois, nuancent et élargissent l’affrontement. La dernière partie pourra paraître grand-guignolesque à un spectateur non accoutumé au cinéma philippin où le seuil de tolérance à la violence était (est?) nettement plus élevé qu’on Occident. Caïn et Abel n’en demeure pas moins le meilleur film de Lino Brocka postérieur à 1979 que j’ai vu.

Smash Palace (Roger Donaldson, 1981)

En Nouvelle-Zélande, le responsable d’une casse, pilote à ses heures, commence à dériver lorsque sa femme le quitte avec leur fille.

Un beau drame, où la puissance, graduelle et implacable, n’exclut pas l’empathie pour les protagonistes: personne n’est diabolisé. Il y a donc une authentique dimension tragique, d’autant que le personnage principal est mu par une idée fixe (amour de sa fille) plus que par une tambouille psychologique. Remarquablement interprété, Smash Palace est aussi impeccablement filmé: simplicité et intensité des scènes de courses et splendeur des paysages qui renforcent l’âpreté du drame qui s’y déroule, à la façon des westerns.

Karnal (Marilou Diaz-Abaya, 1983)

De retour de Manille, un jeune homme revient chez son père, avec sa fiancée…

Cela commence comme un drame romanesque (belle utilisation de la voix-off et des fondus au blanc) et somme toute classique de belle étrangère aux prises avec une famille campagnarde pleine de lourds secrets. Puis, des péripéties d’une violence atroce quoique justifiée insufflent une dimension mythologique à ce drame. Cette dimension, jamais forcée, est accentuée par le beau clair-obscur, par la présence de la Nature et par un découpage au cordeau: Karnal est, en définitive, un des films philippins les mieux mis en scène qu’il m’ait été donné de voir.

Brutal (Marilou Diaz-Abaya, 1980)

Une jeune femme tue son mari et d’autres hommes. Une journaliste enquête sur le passé de la criminelle et se rend compte des diverses oppressions qu’elle a subies.

Ce qui frappe d’abord, c’est un soin à la mise en scène rare dans le cinéma philippin de cette époque: fiévreux travellings arrières, scènes de danse joliment filmées (quoique trop longues), séquences où l’angoisse naît plus du découpage que de l’horreur de ce qui est montré…La réalisatrice a un langage plus varié et plus maîtrisé que Mike DeLeon ou Ishmael Bernal. La construction en flash-backs enchâssés est audacieuse mais ne perd jamais le spectateur. La mise en rapport du drame de l’héroïne avec, d’une part , certains éléments ambigus de son passé, et, d’autre part, la romance de la journaliste, dialectise, complexifie et affine ce drame. Les actrices, Amy Austria en tête, sont excellentes. Ce qui déçoit, finalement, c’est que l’extrême-brutalité de ce que subit l’héroïne, de la part d’un mari qui s’avère méchant jusqu’à la caricature, sort son drame du cadre social donc altère la peinture ambitionnée d’une société oppressante pour les femmes, peinture qui était jusque là convaincante.

Le grand paysage d’Alexis Droeven (Jean-Jacques Andrien, 1981)

Dans les Fourons, un homme enterre son père, figure des syndicats agricoles locaux.

Je ne suis pas sûr qu’un cinéaste aussi attaché à l’identité wallone que Jean-Jacques Andrien apprécierait d’être rattaché à la peinture flamande et pourtant, ce qui frappe d’abord ici, c’est une lumière et des cadres dignes de Vermeer. Est-ce dû aux brumes crépuculaires du pays filmé? Cette qualité plastique n’est pas esthétisme mais a à voir avec l’inscription des personnages dans un pays, à travers notamment des plans larges de western. Quelques mesures de Monteverdi et une narration épistolaire qui rappelle Les deux Anglaises et le continent accentuent le lyrisme d’un film qui reflète par ailleurs les conflits politiques qui agitaient la région à la fin des années 70 (Flandre vs Wallonie, agriculteurs vs CEE..). Il est dommage que, finalement, le récit échoue à développer et unifier les multiples thèmes qu’il ambitionne de brasser pour réduire sa dramaturgie à un dilemme conventionnellement posé: « le fils va t-il reprendre la ferme de son père? ». Bref, quoiqu’inabouti dans son écriture, Le grand paysage d’Alexis Droeven est une jolie découverte.

Mystery train (Jim Jarmush, 1989)

A Memphis, plusieurs histoires vaguement liées à Elvis Presley.

Les « histoires » sont particulièrement sous-développées et sont agencées dans un concept fumeux qui fait office de cache-misère de l’écriture: elles se passent simultanément mais sont montées successivement. Avec ce film d’une terrible vacuité dont la substance se réduit à des clins d’oeil pour initiés (apparitions de Joe Strummer, Tom Waits, Screamin’ Jay Hawkins…), Jim Jarmush a accompli l’exploit de réaliser un film autour d’Elvis Presley qui soit chiant. Chapeau l’artiste !

Les jurés de l’ombre (Paul Vecchiali, 1989)

En se vengeant des meurtriers de son fils, un journaliste met à jour une vaste conspiration.

Télésuite policière en sept parties réalisée par un parangon du cinéma indépendant français, Les jurés de l’ombre interroge sur « la part de l’auteur » dans la commande télévisuelle. D’abord, il faut préciser que, à en croire ses mémoires, Paul Vecchiali souhaitait adapter le roman de Patrick Hutin depuis deux ans lorsqu’un producteur travaillant avec Antenne 2 le lui a, providentiellement, proposé. Quelques frictions avec l’écrivain n’empêchèrent pas le réalisateur de Femmes femmes d’être content de son travail et fier de son oeuvre. Il voulait alors sortir de son image de « cinéaste intimiste ».

Ce qui frappe en premier lieu, c’est l’action, aussi « décomplexée » que dans un blockbuster hollywoodien (mais dont la mise en scène a malheureusement plus à voir avec Hollywood night qu’avec John McTiernan). Cascades, explosions, fusillades et bastons se succèdent généreusement, voire gratuitement. La surenchère de violence ne va pas sans complaisance; ce qui nuit à l’intensité tragique (déjà limitée par les limites de l’acteur principal, qui n’est pas Alain Delon) et étonne de la part d’un cinéaste si prompt à condamner ses collègues pour leur fautes morales. Exemple: lors de l’exécution du type dans son lit, comment justifier le fait que la victime avait un pistolet caché sous son oreiller (comme dans un mauvais western spaghetti) si ce n’est par facilité pour rendre le vengeur sympathique aux yeux du spectateur?

De plus, force est de constater que cette action manque parfois de clarté dans sa restitution visuelle. Admirateur de Budd Boetticher et Michael Curtiz, Paul Vecchiali n’a pas leur science topographique. Les scènes d’action, nombreuses et dilapidatrices de douilles, sont inégales. Au mieux, le côté rentre-dedans de certains plans et le heurt des raccords peuvent évoquer le Samuel Fuller des derniers (télé)films, contemporains des Jurés de l’ombre et également produits par la télévision française. Pas le meilleur de son oeuvre, donc. La musique, synthétique et répétée en boucle, ne contribue pas à réhausser le niveau esthétique.

La clarté manque également à une narration trop souvent obscurcie à dessein. Devant ce feuilleton qui met aux prises un gentil avec des conspirateurs criminels à travers divers affrontements et courses-poursuites dans Paris, on songe aux Vampires de Feuillade: même surenchère, ludique et assomante, de rebondissements et de scènes d’actions. Cette surenchère engendre la confusion et éloigne le film de ce que j’ai identifié comme ses deux sujets profonds: d’abord, la douleur d’un homme qui venge la perte de son fils: cette douleur est surtout évoquée par d’intermittents flash-backs qui sont occasionnellement touchants; ensuite, la trouble analogie entre la croisade du héros et celle de ses ennemis, idée éminemment dialectique qui passionna donc certainement Vecchiali. Malheureusement, elle se retrouve comme diluée dans un fatras.

Dynamique et ancré dans le Paris de son époque, ce fatras est certes divertissant et l’expression de ma déception devant une oeuvre que je rêvais de voir depuis des années ne doit pas vous laisser croire à un navet: combien de télésuites françaises des années 80 se laissent aujourd’hui regarder avec intérêt? Je ne sais car je n’en regarde jamais mais je doute qu’il y en ait beaucoup.

Songwriter (Alan Rudolph, 1984)

Un songwriter texan arnaque un producteur de Nashville auquel il est lié par contrat léonin en donnant ses chansons à son meilleur ami et à une jeune chanteuse.

Comédie médiocrement écrite et réalisée que la présence de Willie Nelson et Kris Kristoffferson, qui chantent pas mal, ainsi que de la jolie Lesley Ann Warren rend passable.

Frisson? (Mike DeLeon, 1980)

Des étudiants philippins sont poursuivis par des trafiquants japonais qui se sont servis d’eux pour faire passer de la drogue dans leur pays.

C’est en fait une comédie; une comédie qui frôle, devient, et dépasse la parodie. La faiblesse nanaresque de la forme (découpage saugrenu, rythme mollasson et scénario sympathiquement idiot quoique chargé d’un « message » contre l’impérialisme nippon) est compensée par la sympathie des jeunes comédiens et par une inventivité qui transfigure le nanar. Commençant comme une comédie d’espionnage à la Jean-Marie Poiré, Frisson? s’achève comme un opéra-rock des plus entraînants. La liberté dans le ton et les changements de registre m’a rappelé certains joyaux du cinéma français des années 30.

Journal intime/Journal à mes enfants (Márta Mészáros, 1984)

En Hongrie, en 1947, une adolescente orpheline est confiée à une apparatchik.

Quoique sans éclat, la mise en scène traduit les ravages du totalitarisme communiste sur la cellule familiale avec autant de finesse que Vie et destin (même si ce film hongrois n’a, bien sûr, pas l’ampleur du chef d’oeuvre absolu de Vassili Grossman).

Tout l’or du ciel (Pennies from Heaven, Herbert Ross, 1981)

Pendant la Grande dépression, un commis voyageur marié à une frigide tombe amoureux d’une institutrice.

Tombée dans l’oubli, cette audacieuse superproduction musicale préfigure les musicaux distanciés de Coppola (on croirait une production Americain Zoetrope d’autant qu’il y a Gordon Willis à la photo), d’Alain Resnais (puisque la principale originalité formelle d’On connaît la chanson est déjà présente ici) et de Lars Von Trier (la fin, évidemment). S’il n’atteint pas l’ampleur visuelle du premier (surtout Coup de coeur) et s’il est dénué de l’ironie du deuxième, il a la bête cruauté du dernier. Le littéralisme de la mise en scène (exemple: des sous qui tombent du ciel pendant la chanson éponyme) révèle le mépris des auteurs à l’endroit du genre qu’ils investissent. Le brechtisme s’avère prétexte à l’arbitraire de créateurs inaptes à reproduire la magie des numéros d’antan (le passage « Rose pourpre du Caire » où Steve Martin imite Fred Astaire est révélateur du savoir-faire perdu par Hollywood en trente ans) ou, tout simplement, à développer le récit; particulièrement dans la dernière partie, tare qui rend caduque la « critique sociale ». L’hypertrophie n’empêche pas le manque de relief. Cependant, tout n’est pas vanité dans cette oeuvre qui suscita l’ire du vieux Fred Astaire. En effet, l’accent mis sur l’union érotique et fantasmatique dans le couple donne une consistance inédite et juste au triangle amoureux. Bref, moins connu -et certes moins réussi- que les monuments décadents de Coppola, Cimino ou Forman, Pennies from Heaven est un parangon non moins ambitieux de cette tendance monstrueuse du Hollywood du début des années 80.

Cinéma Paradiso (Giuseppe Tornatore, 1988)

Dans un village sicilien, un enfant se lie d’amitié avec le projectionniste.

Une belle idée de cinéma surnage dans un océan de platitudes: celle de la scène « des baisers ». Et encore, car cette idée avait déjà été matérialisée auparavant par Patrick Brion et Francis Lai, avec mille fois plus d’élégance. Car c’est en se vautrant dans la complaisance, la mièvrerie et parfois la vulgarité (cet abus de grand angle pour filmer les visages: n’est pas Leone qui veut) que Giuseppe Tornatore supplée au néant de la dramaturgie et à la faiblesse du récit, beaucoup trop délayé (mal m’en a pris de découvrir ce film dans son « director’s cut » puisque le « director » est un nul). Un cinéphile ne peut que se prendre à rêver à ce que Luigi Comencini aurait réalisé à partir d’un tel sujet.

Sanglantes confessions (True confessions, Ulu Grosbard, 1981)

Dans les années 40, un flic enquêtant sur le meurtre d’une figurante de cinéma dans lequel des dignitaires catholiques seraient impliqués renoue avec son frère sur le point de devenir évêque.

Si, surtout au début, les détails de l’enquête manquent de clarté, les enjeux dramatiques s’avèrent limpides même si leur résolution est heureusement ambiguë: face à une société pourrie, le sursaut moral individuel, compliqué par la relation fraternelle, a plus de valeur que l’issue judiciaire de l’enquête; un peu de la même façon que dans La blessure sorti la même année. Aidé par la musique de Georges Delerue, assez discrète pour une fois, et par deux acteurs évidemment excellents (Robert Duvall et Robert De Niro), Ulu Grosbard trouve un ton, dur et mélancolique. De par sa vérité humaine, Sanglantes confessions est un film infiniment supérieur au Dahlia noir de Brian de Palma, inspiré du même fait divers.

Cap canaille (Jean-Henri Roger et Juliet Berto, 1983)

A Marseille, l’héritière d’une forêt voit son domaine partir littéralement en fumée, à cause de promoteurs véreux.

Si j’ai été bien moins convaincu par Cap canaille que par Neige, c’est que ce second film de Roger & Berto m’a semblé beaucoup plus confus en même temps que, fondamentalement, beaucoup plus simpliste. Dans Neige, les méandres du récit décomposaient et recomposaient des frontières morales dans un quartier très louche: Pigalle. Ici, non seulement, on ne comprend rien à des personnages sans intérêt et à une intrigue non moins nébuleuse que celle du Grand sommeil mais cette absence de clarté n’empêche pas la dramaturgie de rester manichéenne: ce qui reste clair, c’est que le promoteur immobilier est très méchant. La distribution, étonnamment chevronnée, ne brille guère, la faute notamment à des dialogues d’une grande médiocrité. La musique, très ancrée dans son époque, est d’une nullité stupéfiante. Restent la présence intense de la ville où se déroule l’action (comme dans Neige) ainsi que quelques morceaux de bravoure formels, dont la fin, grandiose et poétique.

La forêt d’émeraude (John Boorman, 1985)

Alors qu’il supervise la construction d’un barrage en Amazonie, un ingénieur voit son fils enlevé par des Indiens. Dix ans après, il continue les recherches.

Douze ans après Délivrance, le traitement du thème cher à John Boorman du conflit entre l’homme et la nature a évolué dans un sens manichéen et obscurantiste: la tribu amazonienne, restée au stade préhistorique, est vue comme porteuse d’une harmonie perdue face à l’homme blanc qui détruit la forêt. Cette vision d’une confondante naïveté, impression renforcée par des surimpressions et des figurations d’expériences chamaniques forcément ridicules, altère la dimension tragique du récit: le drame psychologique du jeune homme écartelé entre deux cultures est en fait éludé et celui de son père n’est guère rendu sensible (la faute à un interprète, Powers Boothe, à l’expressivité limitée?). Que l’on est loin de la profondeur d’évocation de John Ford dans La prisonnière du désert ou Les deux cavaliers, westerns dont la trame était similaire à celle de La forêt d’émeraude.

Mais, lorsqu’on constate également les défauts d’une construction dramatique qui gère platement le parallélisme entre les actions et qui contient des péripéties artificielles (la tribu méchante) qui éloignent le récit de son sujet essentiel, on se dit que John Boorman s’intéresse ici moins à ce qu’il raconte qu’à ce qu’il montre: on le sent fasciné par son décor amazonien et par les divers rituels qui donnent lieu à de longues scènes quasi-documentaires contribuant également à diluer la force du récit. Cette fascination est transmise au spectateur par la mobilité de la caméra qui l’immerge dans la forêt, par la splendeur de la lumière captée par Philippe Rousselot, par des images de la tribu dont la beauté à la fois naturelle et composée rappelle évidemment le Tabou de Flaherty et Murnau.

Trois hommes à abattre (Jacques Deray, 1980)

Après avoir amené un accidenté de la route à l’hôpital, un joueur de poker se retrouve pourchassé par des tueurs à la solde d’un magnat de l’industrie de l’armement.

La superficialité de la contextualisation politique comme de la caractérisation psychologique réduit le film à une succession de courses-poursuites où Alain Delon est chassé par des méchants puis Alain Delon chasse des méchants. Même si la photo est assez laide, c’est mené adroitement et promptement et, surtout, parsemé d’éclairs de violence qui stupéfient. Bref, cette adaptation de Manchette a l’étoffe d’une bonne série B. Sans plus.