A l’ombre des potences (Run for cover, Nicholas Ray, 1954)

Par affection pour un jeune homme fougueux qui lui rappelle son fils décédé, un cow-boy solitaire s’installe dans une ville où il est choisi comme shérif…

Si le thème de l’histoire fait penser à d’autres films de l’auteur, il n’est pas étonnant que A l’ombre des potences soit aussi peu considéré aujourd’hui lorsqu’on se rappelle la filmographie de Nicholas Ray. En effet, la mise en scène, empesée par la lourdeur propre aux westerns Paramount, est dénuée du lyrisme plastique de Amère victoire, La fureur de vivre et autres Maison dans l’ombre. Les conventions y sont mal digérées. Après un début intéressant, le scénario dilue sa ligne dramatique principale dans des péripéties plus artificielles les unes que les autres. Ainsi, l’histoire d’amour, qui rappelle à plusieurs égards My darling Clementine, n’a aucune crédibilité faute du génie idyllique d’un Ford pour la sublimer. Un fait, pas si anecdotique que ça lorsqu’on se rappelle l’importance de la poussière dans les westerns de John Ford, en dit long sur le manque de conviction du metteur en scène: l’état toujours impeccable du brushing des acteurs même lorsque leurs personnages sont censés dormir à la belle étoile après plusieurs jours de chevauchée dans le désert. L’effet de réel, si important dans le genre, est anéanti sans pour autant être remplacé par une somptuosité baroque façon Johnny Guitar. Ne sachant visiblement que faire du VistaVision comme des paysages grandioses et insolites à sa disposition, Nicholas Ray a signé un film pas franchement mauvais mais académique. Ce sont James Cagney, impeccable, et le fond commun mythologique du genre qui parviennent à maintenir l’intérêt du spectateur pour les inepties qui lui sont racontées.

Le brigand bien-aimé (The true story of Jesse James, Nicholas Ray, 1957)

L’histoire de Jesse James, fermier devenu bandit après la guerre de Sécession.

Comme l’indique son titre original, ce film affiche l’ambition de relater la vérité vraie au sujet de Jesse James, en réaction à Jesse James produit 20 ans auparavant par le même studio. Autres temps autres moeurs. Le paradoxe est que le film de Henry King, dans sa simplicité directe et classique, apparaît bien plus franc, honnête, naturel et donc vrai que son remake. Ici, les intentions démystificatrices sont lourdes. Le film est raconté sous la forme de flashbacks dont les points vue sont ceux des gens qui ont côtoyé Jesse James. Chacun de ces flashbacks a une finalité univoque: montrer que Jesse était au début un brave gars opprimé, montrer que son côté Robin des Bois était mensonger, montrer que Jesse est devenu méchant…Le (mauvais) didactisme l’emporte donc largement sur la dramaturgie et les personnages manquent d’épaisseur. Si Jeffrey Hunter est un Frank James convaincant, la fadeur de Robert Wagner et Hope Lange rend inexistant le couple formé par Jesse et Zee (alors que ce couple était très touchant dans le film de King).

Il faut préciser que le découpage en pilotage automatique de Nicholas Ray n’aide pas à l’implication. Le réalisateur de Johnny Guitar s’est fâché avec le producteur Buddy Alder et force est de constater que le film ne porte guère de trace de son lyrisme emblématique alors que le destin de ce rebelle sans cause qu’est Jesse James avait a priori tout pour l’intéresser. Reste les scènes de violence qui, même si elles repompent parfois éhontément le chef d’oeuvre de King (la chute des chevaux dans la rivière, l’attaque du train), ne manquent pas d’intensité. Reste aussi les vertus propres d’un genre et d’une histoire qu’on a toujours plaisir à se faire conter, l’eusse t-elle été d’une façon plus convaincante par le passé. Mais n’est-ce pas le propre des légendes?

Amère victoire (Nicholas Ray, 1957)

Désert de Libye, 1943: deux officiers de caractères opposés et amoureux de la même femme sont intégrés au même commando.

Sur le papier, une coproduction américano-française avec Cürd Jurgens et Richard Burton adaptée d’un best-seller de René Hardy dirigée par le réalisateur de La fureur de vivre avait de quoi faire peur. Amère victoire est pourtant un des trois ou quatre plus beaux films de Nicholas Ray.  C’est que la réflexion sur la lâcheté sous-tendue par le roman est un matériau qui sied parfaitement à ce poète obsédé par les fêlures intimes des durs à cuire. Le lyrisme plastique du cinéaste s’épanouit dans un superbe Cinémascope Noir-et-blanc. On n’est pas près d’oublier les visages des héros se découpant dans la nuit étoilée, donnant une tonalité cosmique au drame filmé, résumant le monde en une scène de théâtre. La dimension plastique et la dimension dramatique de la mise en scène sont peut-être plus intimement liées chez Nicholas Ray que chez aucun autre cinéaste américain.

L’excellente et théâtrale prestation de Richard Burton, la musique lyrique composée par Maurice Le Roux et diverses idées géniales tel que le barillet se révélant vide au moment d’achever un blessé transfigurent le film de guerre et haussent Amère victoire vers la tragédie. Pendant presque tout le film, on peut trouver l’opposition entre les deux officiers trop manichéenne, regretter que l’empathie soit évidente pour le personnage de Burton tandis que celui de Jurgens est systématiquement montré comme un salaud. Et puis arrive un plan sublime à la fin qui explique tout. Au retour de sa périlleuse mission, sa femme l’accueille sans l’embrasser, cherche du regard l’autre. En une seconde, tout son comportement précédent est justifié à l’esprit du spectateur. Et la justification n’est pas morale mais émotionnelle. Amère victoire est donc bel et bien un chef d’oeuvre de Nicholas Ray.

Le Paradis des mauvais garçons (Macao, Josef Von Sternberg, 1952)

A Macao, un aventurier américain se retrouve embarqué dans une sale histoire.

Exotisme de studio, éclairages savants, mouvements de caméra sophistiqués, dialogues piquants, rapports amoureux brutaux…Von Sternberg obligé de supporter les caprices de Howard Hughes (le réalisateur sera viré avant la fin du tournage et remplacé par Nicholas Ray) recycle sa panoplie sans grande conviction. C’est parfois joli à regarder mais le scénario réussissant le tour de force d’être à la fois inconsistant et embrouillé est vraiment trop nul.

L’ardente gitane (Hot blood, Nicholas Ray, 1956)

Dans une grande ville américaine, le chef d’un clan gitan souhaite que son jeune frère lui succède. Il arrange un mariage avec une belle gitane mais le jeune frère n’est pas très attaché aux traditions de son clan…

L’ardente gitane, c’est surtout une orgie plastique, un Scope-couleur éclatant, une mise en scène baroque qui lorgne vers la comédie musicale sans s’y abandonner vraiment (à la manière de Traquenard du même Nicholas Ray). Le film part d’un folklore très kitsch, celui des gitans vus par Hollywood, pour arriver à l’histoire d’un jeune homme qui se fritte avec avec sa famille, avec ses traditions par soif de vivre indvidualiste. C’est donc, au fond, typiquement rayien.  Plusieurs séquences de blabla redondantes alourdissent la narration et le film n’est tout compte fait qu’à demi-réussi mais il satisfera les amateurs de son auteur.

Les dents du diable (The savage innocents, Nicholas Ray, 1959)

La confrontation dramatique d’un inuit à la culture occidentale.
Les dents du diable commence par une longue exposition à la limite du documentaire. Le cinéma, c’était aussi un moyen de découvrir des contrées et des peuplades peu connues et cette partie du travail est bien remplie par Nicholas Ray. Voir les esquimaux filmés en Cinémascope déambuler au milieu des icebergs en kayak pourrait suffire au bonheur du spectateur avide d’horizons nouveaux. Lentement, la tragédie s’installe sans que la mise en scène ne perde son épure ni sa simplicité. Le récit s’articule autour de la confrontation de deux civilisations. Sans angélisme du type « bon sauvage », sans diabolisation de l’homme blanc, les auteurs font preuve d’un réel respect pour une culture qui vit en harmonie avec la nature au prix parfois d’âpres sacrifices. Anthony Quinn excelle dans l’interprétation du héros esquimau traqué.

Si, malgré ses multiples qualités, Les dents du diable ne figure pas parmi les chefs d’oeuvre de Nicholas Ray, c’est que le génie de son auteur réside d’abord dans la finesse de ses analyses psychologiques et que son lyrisme plastique s’épanouit avec la peinture de personnages tourmentés par une société aliénante ou par une fêlure intime. Caractéristique qui en fait d’ailleurs le cinéaste de la modernité par excellence. Manque donc dans ce film sur un héros au fonctionnement archaïque la secrète vibration qui parcourt La maison dans l’ombre, Le violent, Derrière le miroir et autres joyaux incandescents. Les dents du diable n’en reste pas moins un beau film.

Les ruelles du malheur (Knock on Any Door, Nicholas Ray, 1949)

Ca s’annonce comme un vilain film à thèse, lourde démonstration de cette idée du XIXème siècle comme quoi le délinquant est le produit de la société. Mais au fur et à mesure des flash-backs retraçant l’histoire de ce jeune accusé de meurtre, Nicholas Ray individualise ses personnages. Ainsi, le film devient intéressant, il se singularise à partir du moment où le voyou s’éloigne de son environnement socio-familial très stéréotypé pour trouver l’amour. C’est que l’auteur des Amants de la nuit filme les jeunes couples en marge de la société comme personne. Grâce à des interprètes impliqués, une écriture simple et deux ou trois superbes gros plans, il ancre ses tourtereaux dans un quotidien tout en les sublimant. Par ailleurs, les relations entre le jeune héros (John Derek à ses débuts) et l’avocat-éducateur joué par Humphrey Bogart s’éloignent peu à peu du déterminisme sentimentalo-sociologique qui prévaut dans les mauvais films sur le même sujet. Le metteur en scène montre clairement la violence de leurs rapports lorsque Bogart n’hésite pas à plaquer John Derek au sol pour récupérer son argent volé. Au rayon des regrets, il y a aussi la partie du film consacrée au procès, trop longue et redondante comme c’est souvent le cas pour ce genre de séquence malgré la plaidoirie inspirée de Bogart. En revanche, la fin donne au film une grandeur tragique inattendue.
Bref, grâce au lyrisme douloureux insufflé par Nicholas Ray, Les ruelles du malheur est autant le portrait lucide mais compatissant d’un être faible qu’un réquisitoire certes pas très fin contre « la société ».

We can’t ho home again (Nicholas Ray, 1976)

Ce dernier film de Nicholas Ray, tourné avec ses étudiants, est le parangon d’un certain déclin du cinéma. Alors que son auteur réalisait des petits bijoux de sensibilité au sein des studios des années 50, il supervise ici -hors du système- un des films les plus imbitables que j’ai jamais vus. C’est comme si, après que Godard ait été inspiré par Ray, c’est Ray qui s’inspirait de Godard. Simplement, ne seraient retenues du Français et de l’avant-garde en général que les expérimentations fumeuses (triturage de la pellicule, split-screen dans tous les sens, son désynchronisé, récit sans queue ni tête…). Evidemment, il se trouvera toujours des analystes pour gloser à loisir sur les différents signifiants de l’objet. Pour s’amuser à faire le lien thématique avec l’oeuvre hollywoodienne du cinéaste. D’autant que celui-ci est assez évident, We can’t go home again parlant essentiellement de filiation mal assumée. Mais c’est bien là le drame. Ce qui était travaillé, stylisé et profondément vibrant dans les films classiques, est ici bidouillé et annihilé par l’ostentation arty (waouh, regardez l’image qui change de couleur, si ça c’est pas de l’art). Evidemment, une ou deux séquences sur l’ensemble du métrage peuvent émouvoir, je pense notamment au suicide final très cru donc très frappant. Reste que -quitte à passer pour un béotien- mon choix est vite fait entre l’art d’usine et l’art d’université.