Quatre-vingt-treize (Albert Capellani, 1920)

Pendant les guerres de Vendée, un jeune noble et son oncle sont engagés dans des camps ennemis…

Quoiqu’en disent ses thuriféraires qui prolifèrent depuis trois ou quatre ans dans les cénacles les plus pointus de la cinéphilie, il y a peut-être une bonne raison au fait qu’Albert Capellani ait été si longtemps oublié: son travail relevait essentiellement du « film d’art ». S’il a considérablement fait avancer le cinéma (développement du format long-métrage par exemple), le film d’art a, de par son principe même, très rapidement vieilli. Il s’agissait à l’époque où le cinéma quittait les fêtes foraines pour s’installer sur les grands boulevards d’attirer un public bourgeois grâce à un maximum de signes extérieurs de grande culture. Ainsi, Albert Capellani fut chargé par Charles Pathé d’adapter les classiques de notre littérature. Les oeuvres les plus fameuses de Zola et Hugo furent alors réduites à de schématiques successions de tableaux, rendant éclatante l’infirmité du cinéma, encore enfant, vis-à-vis du pouvoir d’évocation des chefs d’oeuvre romanesques.

La substance profonde de Quatre-vingt-treize -à savoir le conflit entre deux idées de la France tragiquement incarné en trois personnes d’une même famille- a donc disparu dans cette adaptation. Mais quoi? Le film a été tourné en 1914 (interdit pendant la Grande guerre parce qu’il montrait une guerre civile, il n’est sorti qu’en 1920) et il serait injuste de se borner à lui reprocher de ne pas restituer la profondeur politique et philosophique de l’ultime roman de Victor Hugo. Il faut donc essayer de juger le film par rapport à ce qu’il propose en terme de narration et de dramaturgie. Mais même de ce strict point de vue, la comparaison avec le livre lui fait mal.
Regardons par exemple la séquence du canon déchaîné. L’affaire est expédiée avec un enchaînement de quatre plans larges platement illustratifs. Je défie quiconque d’y ressentir un dixième de l’émotion dispensée par le grandiose chapitre de Victor Hugo. On peut faire le même reproche à la séquence qui suit, celle où le marquis de Lantenac fait s’agenouiller devant lui un homme qui voulait le tuer. Ici, Hugo poussait à son paroxysme l’art du climax dramatique puis, en gagnant son lecteur avec un prodigieux déferlement verbal (dont plusieurs passages sont d’ailleurs cités dans les cartons de Capellani), lui faisait admettre le plus improbable des retournements de situation. Il va sans dire que dans le film, l’absence de la parole diminue encore l’expressivité d’une scène si magnifique dans le livre.
On a ainsi l’impression que le génie flamboyant et excessif de Hugo, ainsi que sa virtuosité narrative à faire pâlir d’envie n’importe quel scénariste de série américaine, a été proprement énucléé par ses adaptateurs.

Pourtant, Quatre-vingt-treize est un film assez bon. Les adaptateurs, s’ils étaient handicapés par la rusticité de leurs moyens, ne manquaient ni de mérite ni d’inventivité. Il faut replacer leur travail dans son contexte historique pour s’en rendre compte. D’abord, ils n’ont pas abusivement simplifié le conflit entre Gauvain et son oncle alors que n’importe quel scénariste hollywoodien aurait réduit ça à l’opposition entre un gentil et un méchant (que l’on se rappelle la débilité de la représentation de la Révolution française dans la version des Deux orphelines réalisée par Griffith qui n’est pourtant pas le premier tâcheron venu).
Ensuite, ils sont parvenus à maintenir le relatif intérêt du spectateur pendant les presque 3 heures de projection grâce à l’instauration d’un véritable rythme cinématographique. Ainsi, lorsqu’on compare ce film au Germinal tourné un an auparavant par le même Albert Capellani, on constate une nette sophistication du découpage. Si, comme vu auparavant, les morceaux de bravoure restent loin de l’intensité dramatique du roman, la variété des angles de prise de vue montre que les scènes sont désormais moins appréhendées comme des tableaux que comme des espaces à découper. Ce, un an avant la sortie de Naissance d’une nation.
Enfin, et c’est là la touche Capellani, la prééminence des extérieurs par rapport aux décors de studio accentue le réalisme du film et l’éloigne de l’artifice théâtral de la concurrence façon Assassinat du duc de Guise (considéré comme le premier film d’art). Le vent qui souffle dans les feuillages et la lumière écrasante du soleil rendent tangible et naturelle l’action à l’écran. Il y a même plusieurs images à la composition particulièrement inspirée, tel celle du débarquement du marquis avec le Mont St Michel à l’arrière-plan. Le fait que ces fulgurances restent limitées à la durée d’un plan montre cependant que le cinéaste n’imagine pas encore toutes les possibilités offertes par le découpage et le montage en terme de continuité dramatique.

Grâce à des artistes comme Albert Capellani, le cinéma était sorti de sa gangue primitive mais son moule classique n’était pas encore forgé. Aujourd’hui, il est tout à la fois risible et attendrissant de constater le fossé entre la complexité et la puissance dramatique d’un roman comme Quatre-vingt-treize et le rudimentaire langage cinématographique employé par ses adaptateurs. Si les courts-métrages de Griffith datant de la même époque continuent à m’émerveiller sans que j’aie à les analyser en historien du cinéma, c’est peut-être que leur charme simple et pur n’est, lui, pas appelé à vieillir.

Poil de carotte (Julien Duvivier, 1926)

L’histoire d’un enfant roux maltraité par sa mère qui ne l’aime pas.

Il y a de beaux décors naturels de montagne mais le film est ruiné par:
1. Le grossier manichéisme de la caractérisation des personnages qui rend prévisible le déroulement de chaque situation (puisque dans Poil de carotte, les personnages sont plus importants que l’intrigue, quasi-inexistante).

2. Les artifices faisandés du muet du type surimpressions et compagnie censés figurer l’oppression de Madame Lepic.

L’excellent Visages d’enfant de Jacques Feyder qui a un thème analogue et qui se déroule dans le même cadre a autrement mieux vieilli de par son traitement rigoureusement classique qui permet une étude approfondie des caractères.

Monsieur Dodd part à Hollywood (Stand-In, Tay Garnett, 1937)

Le vice-président d’un trust de la côte Est part à Hollywood pour auditer un studio de cinéma qui appartient au groupe.

Le vice-président obsédé par les chiffres jusqu’à l’autisme est excessivement caricatural et nuit à la vraisemblance de la comédie. D’une façon générale, le trait est épais. L’inévitable romance est téléphonée et le message social-démocrate de la fin trop naïvement asséné pour être honnête. Heureusement, le film abonde en personnages secondaires loufoques, en trouvailles visuelles et en répliques vachardes. La satire du milieu du cinéma vise large et fait souvent mouche. Sans être un fleuron de la comédie américaine des années 30, Stand-in est donc un film qui demeure amusant. C’est le genre de spectacle dont à la sortie de la salle, on cite plusieurs scènes en riant.

Le miroir aux alouettes/La boutique sur la grand-rue (Jan Kadar et Elmar Klos, 1965)

Dans la Tchécoslovaquie occupée par les nazis, un homme est chargé par les autorités collaboratrices de « gérer » le magasin d’une vieille juive.

Le miroir aux alouettes est un beau film car il replace l’occupation nazie dans toute la complexité de sa dimension humaine et sociale. Il montre avec un saisissant réalisme la médiocrité faite d’arrivisme, d’opportunisme, de passivité et de petites combines qui a permis aux politiques anti-juives des Allemands de prospérer. Il montre aussi les éventuels sursauts moraux des protagonistes ainsi que la terrifiante « anormalité » de ces prises de conscience dans un contexte où chacun ne pense qu’à tirer son épingle du jeu. Voir ainsi les scènes terribles où le « gérant aryen » désigné par les autorités en vient à battre sa femme parce qu’elle le harcèle pour qu’il s’accapare le supposé magot de la vieille dame.

Si l’inconscience de la vieille dame de ce qui se trame autour d’elle paraît quelque peu exagérée pour les besoins de la fiction, le cheminement du personnage principal est, lui, tout à fait passionnant. Sa prise de conscience n’en fait pas un héros mais, dans un monde désolé, le conduit à sa perte. Tel Dimitri Karamazov, il ne lui restera plus qu’à s’enivrer pour oublier l’horreur. Si certains effets de la caméra paraissent un peu appuyés (les tremblements subjectifs pour exprimer le vacillement des personnages), sa fluidité sert dans l’ensemble admirablement le récit.

La lumière (Yeelen, Souleymane Cissé, 1987)

L’odyssée d’un jeune homme au Mali qui a des pouvoirs magiques.

Les cadrages sont particulièrement beaux. Leur composition est soignée sans paraître forcée. Les paysages africains sont mis en valeur sans exotisme. Sorti de là, cette fable qui parle de malédiction et de sorcellerie est absconse. La narration passe essentiellement par des discours (extrême importance de la parole). Je ne saurais dire si le hiératisme des personnages est exagéré par le metteur en scène ou si c’est simplement le décalage culturel qui m’a fait trouver les comédiens excessivement statiques. A ce manque de clarté des enjeux dramatiques et à ce manque d’incarnation de l’action s’ajoute enfin un rythme particulièrement monotone. Ainsi, Yeelen m’a paru dénué d’intensité dramatique et m’a considérablement ennuyé.

Other men’s women (William Wellman, 1931)

Un conducteur de loco tombe amoureux de la femme de son ami et collègue…

Le dénouement fait retomber le film dans la plus facile des conventions mais la rapidité de la narration, l’absence de fioriture de la mise en scène, l’audace tranquille des ruptures de ton, les discrètes notations humanistes (tel l’estropié qui bêche avec sa jambe de bois), la dignité de chacun des personnages et la forte présence du décor de l’Amérique profonde insufflent une belle vitalité à cet énième triangle amoureux.

Train de luxe (Twentieth century, Howard Hawks, 1934)

Un célèbre dramaturge tente de reconquérir une actrice qu’il a lancée et qui l’a quitté…

Avec New-York Miami sorti environ trois mois avant par le même studio (la Columbia), Train de luxe peut être considéré comme l’embryon de la « screwball comedy ». On y perçoit comment les auteurs hollywoodiens se sont peu à peu extraits de la gangue du théâtre filmé pour inventer le genre le plus florissant des années 30. Ici, des seconds rôles farfelus, un rythme impeccable et des vannes cyniques vivifient un vaudeville franchement banal.

En revanche, il n’y a pas encore la richesse d’invention dans le détail qui fera le sel des chefs d’oeuvre du genre tel Cette sacrée vérité ou L’amour en première page. Par ailleurs, John Barrymore et Carole Lombard cabotinent à qui mieux mieux. Larges mouvements de bras, grimaces, diction excessive…leur interprétation reste très théâtrale. Le fanatique de Hawks aura beau jeu de rétorquer qu’ils jouent des personnages de comédiens en perpétuelle représentation. Ils n’en sont pas moins fatigants à la longue.

Bref, Train de luxe est une bonne comédie qui a un peu vieilli mais qui a contribué à ouvrir la voie aux classiques ultérieurs. De plus, Howard Hawks y a révélé Carole Lombard.