Le flambeur (Karel Reisz, 1974)

Les dettes de jeu d’un professeur de littérature le mènent à côtoyer une faune interlope…

Sur le thème du joueur possédé par son vice, Karel Reisz et James Toback, au scénario, ont peut-être signé le meilleur film qui soit. L’appréhension behaviouriste plus que psychologisante du joueur déjoue les clichés habituellement attachés à ce genre de personnage. La citation de Dostoïevski lors du cours de littérature ne saurait induire en erreur: The gambler n’a que peu à voir avec le roman du génial explorateur des tréfonds de l’inconscient humain. Une grande importance est ainsi donnée aux rapports du joueur avec ses élèves, sa famille, sa mère. Sans mélo mais avec une belle finesse, de façon quasi-impressionniste, Reisz montre toutes les répercussions morales et affectives de son obsession. Voir ainsi la manière dont il demande de l’argent à sa mère, manière qui met en relief toute la pudeur et l’amour de leur relation. Le tact et la précision de la mise en scène de Reisz sont telles qu’il arrive à faire ressentir le malheur, purement moral, de l’issue d’un match truqué ayant permis à son héros de se refaire. C’est très fort. Il est en cela bien aidé par la musique de Jerry Fielding et, surtout, par l’interprétation de James Caan, prodigieuse de sensibilité.

La maîtresse du lieutenant français (Karel Reisz, 1981)

Dans une ville provinciale anglaise au XIXème siècle, un scientifique fiancé à une fille de bonne famille s’éprend d’une femme mise au ban de la communauté…

Il faut également préciser que parallèlement à cette histoire principale, Karel Reisz filme la romance entre les deux acteurs qui interprètent les personnages dans son film. Cette mise en abyme est sans doute ce qu’il y a de moins intéressant dans La maîtresse du lieutenant français. On se demande où l’auteur a bien venu en venir: montrer la fiction qui déteint sur la réalité? montrer que le cinéma est plus beau que la vie? Il n’y a pas de véritable mise en relation entre les deux niveaux de narration autre qu’une juxtaposition presque mécanique des séquences donc cela ne produit pas grand-chose d’intéressant. Cette réserve posée, La maîtresse du lieutenant français apparaît comme un très beau film. Les retours à la réalité contemporaine (qui constituent environ un quart du métrage) n’empêchent pas le mélodrame victorien de fonctionner. C’est dire la force avec lequel il est mis en scène. D’abord, il surprend en renversant le schéma habituel du genre: c’est la perdition d’un homme et non celle d’une femme qui est contée.

Reisz montre avec subtilité l’oppression d’une société où il y a deux catégories de personnes: les bonnes gens et les réprouvés. Sans que les bonnes gens soient forcément des êtres cruels ou méchants, l’impossibilité de toute « troisième voie » est rendue sensible par l’itinéraire du héros: pour un jeune homme de bonne famille, faire un pas en direction d’une femme au passé douteux, c’est filer droit vers la déchéance. A cette rigidité des structures sociales s’adjoint un certain mystère quant aux passions qui animent la fameuse maîtresse du lieutenant français. D’où l’épaisseur romanesque sans laquelle le film aurait péché par aridité. Il faut en outre dire que Meryl Streep et Jeremy Irons sont excellents et que le travail de Freddie Francis à la photographie est superbe. Dans une tradition expressionniste, sa lumière accentue l’artifice de l’image pour mieux mettre en valeur les climats dramatiques.

Sweet dreams (Karel Reisz, 1985)

L’ascension et le mariage houleux de la chanteuse de country Patsy Cline.

Sweet dreams est d’abord un très beau morceau d’americana, une sorte de prolongement moderne des films de Henry King. La vie des Virginiens des années 50 est reconstituée avec une foultitude de détails réalistes. Entre autres, les évènements liés à la communauté sont bien mis en relief: bals populaires, cuites dans les bars, fêtes de fin d’année…L’un des pics dramatiques du film est un grave accident de voiture. Comme beaucoup d’accidents de voiture, il est très brutal. En deux secondes, la scène bascule de la joie fraternelle à l’horreur pure. Pourtant, le cinéaste avait inconsciemment préparé le spectateur à cet évènement en lui montrant subrepticement tout au long du film de dangereuses incartades au code de la route. Tantôt un amoureux filait en moto en pleine nuit, tantôt un homme traversait la route en courant, se faisant klaxonner par une voiture, au moment d’aller rejoindre sa femme sur le point d’accoucher. Ainsi, loin d’être uniquement décorative, la reconstitution de l’Amérique des années 50 passe aussi par la recréation de ce climat d’une société alors peu portée sur la sécurité routière. C’est le parfait exemple d’un travail de mise en scène aussi subtil que pertinent.

A l’instar de l’auteur de Wait ’til the sun shines, Nellie, Karel Reisz se place toujours à une juste distance de ses personnages. Il ne fait pas sien leurs rêves matérialistes mais ne les surplombe pas non plus avec le mépris facile de celui qui, en 1985, connaît évidemment les méfaits de la société de consommation. Les années 50 furent par excellence l’ère de la consommation heureuse et Reisz sait retranscrire  le bonheur d’une ménagère ayant trimé depuis son enfance qui vient d’acheter un four encastré lui permettant enfin de « voir la cuisson du poulet sans se baisser ». Dès qu’ils sont contents, les personnages fêtent la bonne nouvelle en allant claquer leur argent. Judicieusement contrebalancée par l’émouvante évocation de leur enfance quasi-misérable, la dérisoire aliénation qui est la leur est montrée mais ne sert pas à les discréditer.

L’histoire d’amour est également racontée avec une touchante justesse. S’avérant le contraire d’un puritain, Karel Reisz porte un regard droit sur les contradictions de ses protagonistes. L’amour sincère, la violence, la naïveté et surtout l’immaturité caractérisent mais ne réduisent pas leur conduite. On voit une femme se faire battre, on ressent évidemment de l’empathie pour elle mais Sweet dreams n’est pas un film « sur les femmes battues » et encore moins « contre les méchants maris ». Il faut saluer Ed Harris qui incarne les facettes les plus contradictoires de son personnage sans jamais faire douter de sa vérité humaine. Quant à Jessica Lange, elle est parfaite. Si la synchronisation de ses lèvres avec le chant de Patsy Cline est bluffante, elle fait oublier la performance du rôle « à Oscars » pour mieux faire ressentir l’humanité de la femme qu’elle interprète.

Bref, Sweet dreams est une sorte de film de Henry King revu par Pialat. Que l’on aime ou non la country, il mérite d’être vu.

Les guerriers de l’enfer (Who’ll stop the rain, Karel Reisz, 1978)

De retour du Viet-Nam, un aventurier accepte d’acheminer de l’héroïne aux Etats-Unis pour le compte d’un ami correspondant de guerre…

Adapté du roman Dog Soldiers de Robert Stone puis intitulé d’après la chanson éponyme de Creedence Clearwater Revival, Who’ll stop the rain est un polar désespéré dans lequel la drogue cristallise la décrépitude morale d’une nation. Une seule chose empêche le propos de verser dans le nihilisme le plus complet: le sens de l’amitié qui, envers et contre tout, motivera le magnifique personnage interprété par Nick Nolte. Figurez vous un film de Peckinpah sans la vulgarité du style de Peckinpah. La mise en scène de Karel Reisz est plus retenue, plus sèche, plus élégante, plus simple. Classique en un mot. En filigrane de la fuite qu’il raconte, Who’ll stop the rain retrace avec acuité le fourvoiement des Américains idéalistes confrontés à la guerre du Viet-Nam. Avec une belle poésie mélancolique, il fait sentir comment le rêve hippie a tourné au cauchemar sous héroïne.