Mardi ça saignera (Black tuesday, Hugo Fregonese, 1954)

Le jour de leur exécution, des condamnés à mort s’évadent…

Un modèle de polar: la structure est simple mais orchestrée avec une habileté remarquable: le rythme est nerveux, il n’y a pas un plan en trop et ces plans sont beaux (noir et blanc contrasté de Stanley Cortez), denses (voir par exemple l’utilisation de la profondeur de champ dans la planque) et dynamiques: l’action est quasi-continue et l’espace parfaitement géré puisque clarifié et dramatisé.

L’interprétation est excellente, avec à sa tête un grand Edward G.Robinson qui insuffle une épaisseur humaine à son personnage sans pour autant escamoter sa méchanceté. Le fait que les gangsters luttent pour leur vie confère d’emblée une grande intensité dramatique au film sans que les auteurs n’aient à se rendre complaisants vis-à-vis de crapules. Il y a certes le conventionnel « méchant un peu gentil » mais il est écrit et interprété -par Peter Graves- avec suffisamment de sécheresse pour ne pas que l’oeuvre bascule dans une sentimentalité de mauvais aloi.

Le film maintient jusqu’au bout sa grande dureté de ton, nonobstant de petites concessions*. Enfin, la concision du découpage n’empêche pas plusieurs trouvailles insolites, la première étant d’ouvrir le film sur un chanteur de blues dans le couloir de la mort; ouverture qui dévoile les ressorts profonds de ce polar de série: la mort et les sentiments de fatalité ou de peur qu’elle engendre chez l’homme, qu’il soit criminel ou honnête.

*malgré la violence qui me semble exceptionnelle pour l’époque, certaines conventions « de bonne moralité » demeurent, certaines compréhensibles (on ne touchera pas un cheveu du prêtre), d’autres moins: si l’assassinat de l’otage flic avait été fait de sang-froid et pas pendant qu’il fuit, le résultat narratif aurait été le même mais l’impact aurait été encore plus fort.

Les fruits sauvages (Hervé Bromberger, 1954)

Ayant tué son père qui les maltraitait, une jeune fille s’enfuit avec ses frères et soeurs, et quelques amis; ils s’installent dans un village abandonné près de la frontière italienne…

Le début misérabiliste et mélodramatique laisse rapidement la place à un film aéré donc relativement lumineux, entre Les dernières vacances et Regain; thématiquement et non qualitativement bien sûr car Les fruits sauvages ne saurait rivaliser avec ces deux chefs d’oeuvre cinéma français. Il n’en demeure pas moins un film très intéressant, qui tranche d’avec la production confinée de son époque. Le manque d’unité dramatique du récit et l’interprétation surannée n’empêchent pas le surgissement de beaux moments grâce à la splendeur tragique de la jeune Estelle Blain et, surtout, à la haute qualité de la prise de vues, tant lorsqu’il s’agit de restituer, avec naturel et simplicité, la magnificence des Alpes de Haute-Provence, où l’essentiel du film a été tourné, que dans dans les intérieurs, aux éclairages savamment composés. Bref, sans avoir l’étoffe d’un classique, ce gros succès en son temps (Léopard d’or) est à redécouvrir.

La vengeance de Scarface (Cry vengeance, Mark Stevens, 1954)

A sa sortie de prison, un ancien flic part en Alaska pour se venger d’un truand qui y est réfugié et qu’il juge responsable de la mort de sa famille.

Un petit film noir à l’image du jeu de Mark Stevens: schématique, parfois invraisemblable dans le détail à cause de conventions mal digérées, mais dur, percutant et riche de tons inhabituels. Le décor original pour le genre, les rencontres entre le vengeur et la fille de sa cible et des seconds rôles hauts en couleur étoffent ou singularisent le produit de série. Les aficionados devraient se régaler.

Phffft! (Mark Robson, 1954)

Après huit ans de mariage, un avocat et une journaliste divorcent…

Comédie de remariage qui, pour être tardive et dénuée d’ambition sociologique (propre aux meilleurs des films que Cukor tournait alors pour le même studio, la Columbia), n’en demeure pas moins réussie. Jack Lemmon et Judy Holliday forment un couple aussi amusant qu’attachant. Le canevas est très classique -pour ne pas dire convenu- mais le film sait surprendre grâce à quelques détails justes à l’intérieur des scènes et à un rythme impeccable dans la transmission des informations au spectateur qui lui évite de s’ennuyer. Le découpage de Mark Robson m’a semblé supérieur à celui de George Cukor, plus concis et plus fluide. Bref, c’est tout à fait plaisant.

24 prunelles (Keisuke Kinoshita, 1954)

Entre 1928 et 1946, une institutrice progressiste enseigne sur l’île de Shōdoshima…

Il eût fallu la grâce d’un Shimizu pour transfigurer cette succession effilochée de scènes larmoyantes mais presque dénuée de structure dramatique. Malheureusement, Keisuke Kinoshita saute à pieds joints dans la mièvrerie, multipliant les plans sur des femmes entrain de pleurer, nous saoûlant de chants d’enfants quand il ne s’agit pas de musiquette tout à fait hors de propos, répétant ad libitum les images d’adieux sur fond de « auld sang lyne », se vautrant dans les clichés qui facilitent l’exportation façon « travellings sur frondaisons de cerisiers en fleurs ». Son style est un parangon d’académisme décoratif dénué de la sincérité la plus élémentaire; avec un personnage aussi grossièrement dessiné, Hideko Takamine ne peut exprimer la richesse de nuances qu’elle sait exprimer lorsqu’elle est dirigée par Mikio Naruse. Sur un thème analogue, puisqu’il présente également un enseignant voyant plusieurs générations d’élèves partir se faire tuer à la guerre pendant deux heures et demi, Ce n’est qu’un au revoir, chef d’oeuvre trop méconnu de John Ford tourné à la même époque est infiniment préférable car beau, délicat, concis, subtil et dialectique, toutes qualités qui font défaut à 24 prunelles.

Ici brigade criminelle (Private Hell 36, Don Siegel, 1954)

Après avoir neutralisé un bandit, un flic s’accapare une partie de son butin malgré les grandes réticences de son collègue.

Produit, écrit et interprété par Ida Lupino, ce film dont le héros amoureux d’une femme vénale passe du mauvais côté de la barrière a une intrigue de film noir mais est mis en scène avec une sécheresse réaliste qui le tire vers la chronique. Confrontés à leurs soucis matériels et conjugaux, les flics sont présentés avec une sympathie entomologiste qui préfigure les grands films adaptés de Joseph Wambaugh. Les acteurs sont tous impeccables, Steve Cochran fait même preuve d’un charisme certain, il n’y a pas de fioriture visuelle, le retournement final est habile et la mise en scène s’avère géniale au moment crucial où les flics se retrouvent face au magot, rendant sensible la naissance de la Tentation dans l’esprit du deuxième flic. A l’exception d’un dénouement moralisateur un peu artificiel et de quelques dialogues un brin surexplicatifs notamment lorsqu’il s’agit de traduire le matérialisme des personnages, c’est donc quasi-parfait.

Les gladiateurs (Demetrius and the gladiators, Delmer Daves, 1954)

Sous le règne de Caligula, le chrétien qui avait récupéré la tunique du Christ est condamné à devenir gladiateur.

De la finesse dans la caractérisation des personnages secondaires (sauf l’empereur), l’opulence de la direction artistique et la précision enlevée de la mise en scène n’empêchent pas le drame de ce chrétien gladiateur d’apparaître finalement schématique et attendu.

Châteaux en Espagne (René Wheeler, 1954)

La secrétaire d’un homme mort dans l’avion pour Madrid s’entiche du frère de ce dernier, torero de son état.

René Wheeler tente un truc en mélangeant romanesque et documentaire mais ça ne fonctionne pas du tout car la mise en scène sans éclat ne restitue aucunement la fougue latente du sujet. Même Danielle Darrieux a l’air de s’ennuyer.

They rode west (Phil Karlson, 1954)

Un chirurgien frais émoulu se pointe dans une garnison de cavalerie aux prises avec les Indiens.

Malgré un dénouement un peu facile, l’opposition entre le chirurgien humaniste et l’officier intransigeant est plus subtilement menée qu’il n’y paraît. Ainsi, les désastreuses conséquences des bonnes intentions du héros sont bien montrées. Les ficelles -notamment la schématique caractérisation des personnages- sont quand même trop épaisses pour nous passionner d’autant que les acteurs sont loin d’être sensationnels et que, quoiqu’en disent certains, Phil Karlson n’est pas un metteur en scène très intéressant. Il n’y a qu’à comparer la façon, banale, dont il filme les cohortes de tuniques bleues dans l’Ouest à celle de John Ford pour s’en rendre compte. Bref, bof.

Chasse au gang (Crime wave/The city is dark, André de Toth, 1954)

A Los Angeles, deux malfrats en cavale s’incrustent chez un ancien co-détenu en liberté conditionnelle.

L’alliage entre le réalisme imprimé par une photographie façon reportage et la tension spectaculaire insufflée par un découpage d’une parfaite sécheresse fait de Crime wave une pépite du film noir. Les qualités de présence des acteurs, notamment Sterling Hayden et ses cure-dents, empêchent la concision de virer à l’aridité schématique. La fin, quelque peu édifiante, contrecarre le désenchantement judiciaire naturellement exprimé par le récit.

 

Derniers chrysanthèmes (Mikio Naruse, 1954)

Après la guerre, des geishas vieillissantes tentent de joindre les deux bouts…

Le très austère traitement de Naruse (l’image est une des plus grises jamais vues au cinéma) en rajoute un max dans le côté sinistre de ce film essentiellement constitué de scènes où des bonnes femmes moches (Hideko Takamine manque cruellement!) parlent de sujets sordides (prêts d’argent, veulerie des hommes…) dans des intérieurs vides. Il n’y a que la fin qui introduise un peu de gaieté donc de nuance donc de vie. Derniers chrysanthèmes ne vous fera pas aimer Naruse.

La lance brisée (Edward Dmytryk, 1954)

A sa sortie de prison, le fils, rejeté par ses frères, d’un puissant baron du bétail se rappelle les événements précédant son incarcération.

La fausseté du suspense autour du flashback n’a d’égal celle d’oppositions familiales se voulant tragiques. Ce qui conduit au duel final est complètement tiré par les cheveux. Plus de rigueur dans la narration aurait été salutaire car La lance brisée contient de belles choses; ainsi les rapports entre le riche propriétaire et son épouse indienne. Il faut également préciser que Spencer Tracy et Richard Widmark, tous deux excellents, font partiellement oublier les gros fils blancs du récit.

Tiefland (Leni Riefenstahl, 1954)

En Espagne, un marquis spoliant son peuple s’entiche d’une danseuse gitane…

Ce qui frappe d’emblée, c’est la vacuité de l’ensemble. Tiefland étant le plus cher des films en Noir&Blanc mis en oeuvre pendant le IIIème Reich (bien que sorti en 1954), on se demande, à l’instar de Goebbels jaloux du traitement de faveur accordé par son Führer à la belle, à quoi ont servi les 8,5 millions de RM engloutis dans la production.

Wikipedia m’apprend que le tournage se déroula notamment en Espagne, dans les Alpes et dans les Dolomites mais lorsque j’ai vu les scènes de montagne, j’ai cru qu’elles avaient été mises en boîte sur des plateaux plus minables que les plus minables des plateaux de la RKO.

Certes, le « style » de la réalisatrice de La lumière bleue, son goût pour les halos lumineux, n’est pas pour rien dans cette impression d’artifice à l’image mais les panoramas ressemblent vraiment à des toiles peintes. De plus, le vide et le peu de variété des plans de village accentuent cette impression d’un film tourné avec trois fois rien.

Ce dénuement de la mise en scène va de pair avec un récit schématique au possible et des personnages tout à fait inconsistants. Des acteurs médiocres desservis par une consternante post-synchronisation n’aident pas non plus à incarner la succession de niaiseries faisant office de narration.

Ainsi, disposant d’un crédit quasi-illimité pour ressusciter cinématographiquement le romantisme allemand, la numéro 1 du cinéma nazi n’a accouché que d’une ribambelle de pauvres clichés visuels dépourvue de sève.

Si besoin en était, Tiefland rappelle donc combien Leni Riefenstahl était une réalisatrice de troisième ordre. Dénuée d’instinct dramatique, incapable de diriger des acteurs et inapte à saisir tout geste vrai, son talent qui se limite à la confection de chromos révèle un rapport parfaitement superficiel à son matériau.

P.S: quant à la lecture subversive de l’histoire (tirée d’un opéra de Eugen d’Albert) visant à dédouaner une favorite de Hitler qui alla chercher ses figurants dans les camps de concentration, elle n’offre aucune pertinence tant est nulle la contextualisation politique et sociale dans Tiefland.

P.P.S: à la décharge de Leni Riefenstahl, quatre bobines manquaient lorsque la copie lui fut restituée après confiscation par les autorités françaises.

Femmes libres (Vittorio Cottafavi, 1954)

Une jeune femme fait échouer le mariage arrangé par sa famille pour rejoindre un célèbre musicien…

Adaptant une pièce argentine, Vittorio Cottafavi a fait oublier les origines théâtrales de son film grâce à un montage qui rend sensible le passage du temps et à la corrélation que sa mise en scène instaure entre les personnages et les lieux variés où ils évoluent. Le regard posé sur la chimérique liberté de la femme, qui ne s’émancipe du joug familial que pour se faire broyer le coeur par un amoureux, est d’une froide lucidité mâtinée d’ironie cruelle. La dernière partie avec la petite soeur surappuie artificiellement le drame mais, au détour d’une interprétation de Chopin dans une villa de la côte amalfitaine, frappe la restitution d’un sentiment complexe peu vu au cinéma: l’aigreur injustement dévastatrice que provoque chez un homme le hiatus entre le sentiment intime de son échec et l’amour aveuglé de sa femme. En cinq minutes, Cottafavi en montre ici plus sur l’incommunicabilité dans le couple que son rival Antonioni en cinq films.

Le démon des eaux troubles (Hell and high water, Samuel Fuller, 1954)

Un sous-marin a pour mission d’espionner une base nucléaire communiste clandestine.

Difficile de retrouver l’empreinte de Samuel Fuller dans cette fantaisie qui a plus à voir avec Blake & Mortimer qu’avec J’ai vécu l’enfer de Corée mais l’écran large du Cinémascope brillamment utilisé dans un espace pourtant restreint, le chaud Technicolor, la jolie musique de Alfred Newman, le rythme soutenu des péripéties et le plaisir rare de voir Victor Francen confronté à Richard Widmark en font un honorable divertissement.

 

La belle romaine (Luigi Zampa, 1954)

A Rome, une belle jeune fille qui gagne de l’argent en s’exposant pour des peintres est poussée par sa mère à s’éloigner de son fiancé chauffeur et à faire une carrière mondaine…

Une sorte d’équivalent italien à la qualité française. C’est un film littéraire au mauvais sens du terme où, quoiqu’insérés dans le contexte historique particulier qu’est le fascisme, personnages et récit sont le fruit d’une tambouille psychologisante dont la recette ne souffre aucune originalité. L’espèce de complaisance molle dans la peinture d’une veulerie généralisée nous rappelle qu’Alberto Moravia est derrière tout ça. Daniel Gélin n’est pas du tout crédible en étudiant anti-fasciste. C’est bien découpé et savamment éclairé mais si La belle romaine peut éventuellement se laisser regarder aujourd’hui, c’est surtout grâce à Gina Lollobrigida, actrice dont l’envergure allait au-delà de son tour de poitrine.

L’art de se débrouiller (Luigi Zampa, 1954)

De 1912 à 1953, les différents retournements de veste d’un Sicilien opportuniste et corrompu.

L’histoire d’un royaliste qui devient socialiste avant de devenir fasciste puis communiste et, enfin, démocrate-chrétien. Le programme est très amusant et son déroulement tient ses promesses grâce au rythme entraînant stimulé par une bonne utilisation de la voix-off, à la verve comique intarissable des auteurs et, évidemment, au choix idéal d’Alberto Sordi pour interpréter cet anti-héros.

De par son pessimisme sans concession, L’art de se débrouiller me semble un titre précurseur de la comédie italienne tel qu’elle sera abondamment pratiquée à partir des années 60. Toutefois, si c’est un bon film, il lui manque à mon sens le supplément narratif qui lui permettrait d’aller au-delà de ce programme (drôle mais un peu mesquin), le sens de la nuance et de la complexité humaine qui donne une toute autre ampleur aux chefs d’oeuvre que sont La grande pagaille ou Une vie difficile.