En partant à la recherche de la femme qui l’a quitté, un garagiste immature et fou d’amour est entraîné dans une cavale criminelle.
La phrase précédente ne donne qu’un bref aperçu de la variété de l’histoire racontée dans Les savates du bon Dieu. Un premier miracle est que le foisonnement de la narration ne le cède en rien à sa logique interne: qu’avec un bonheur égal, il filme une flambée de bitume, la lecture besogneuse d’un poème de Prévert, des chromos du Lubéron ou une jeune fille nue dans un décor de pub pour parfum, il s’agit pour Jean-Claude Brisseau de retracer l’itinéraire de son héros. Dans la meilleure tradition romanesque, cet itinéraire est aussi bien géographique que social et moral.
Si les premières ruptures de ton surprennent inévitablement le spectateur accoutumé à la fadeur du cinéma français contemporain, celui-ci se trouve rapidement entraîné dans un maelström d’images et d’émotions dont la sublime cohérence est celle du récit impétueux qui les charrie. Voir par exemple la façon tout à la fois drôle, dramatique et spectaculaire -et donc absolument géniale- qu’ont les personnages d’échapper à la police alors qu’ils semblaient coincés. Sans gâcher le plaisir de la surprise, on pourrait la résumer ainsi: Dieu et Marx réconciliés par un judicieux raccord.
Cet art ô combien périlleux de la fusion des contraires, qui peut être considéré comme caractéristique du style Brisseau en général, le cinéaste le pousse ici à son paroxysme. La bienveillante ironie introduite dans le récit par le personnage de Emil Abossolo-Mbo, sorte de Jiminy Cricket africain, n’altère pas la foi du réalisateur dans le pouvoir enchanteur de sa caméra. Privilégiant l’action sur la psychologie pour caractériser ses personnages, il ose le premier degré sans fard, le lyrisme sans corde de rappel. Ne serait-ce que pour cette raison, il est infiniment plus grand que 99% de ses collègues.
Tout le contraire d’un créateur autiste (à la Carax), ce grand artiste baroque ne perd jamais de vue ses personnages. J’en veux pour preuve l’enchaînement suivant, tout à fait déchirant, lorsque les personnages sont arrivés dans le midi de la France: un panoramique sur une magnifique vallée non moins magnifiquement éclairée s’achève sur une jeune fille qui, pleine d’une innocence joyeuse, s’adresse à son compagnon de virée: « viens voir par ici, c’est encore plus beau ». Le plan suivant voit le jeune homme perdu dans ses pensées, parfaitement indifférent au grandiose spectacle qui s’offre à lui: la splendeur cosmique de l’image n’est jamais qu’un contrepoint venant renforcer la mélancolie du personnage. Le procédé pourrait éventuellement paraître convenu s’il n’était vivifié par l’intervention de la jeune fille.
A vrai dire, Les savates du bon Dieu peut être considéré comme une somptueuse revanche de cinéma offerte par Brisseau au prolétaire. Ce prolétaire, l’auteur n’est pas dupe de sa condition. Il ne fait aucun doute que son optimisme de cinéma n’est jamais que la traduction par l’homme de spectacle de son pessimisme foncier. Il partage d’ailleurs ça avec Frank Capra. C’est ce qui rend son film si profondément émouvant.
Bref, chaque image vibre ici de la sensibilité d’écorché vif de son créateur, une sensibilité marxiste et esthète, révoltée et lucide, romantique et humaniste. Les critiques avertis pourront toujours déceler des réminiscences hollywoodiennes: en premier lieu les baroques torturés tels Ray et Fuller mais aussi John Ford (qui d’autre a ému en filmant l’apprentissage de la lecture?). Il n’empêche que la richesse, la grandeur et la violence de cette mise en scène ne connaissent guère d’équivalent ailleurs que dans certains romans de Dostoïevski. On songe dans un premier temps à L’idiot puis à Crime et châtiment.
Les savates du bon Dieu appartient à cette catégorie de films rarissimes qui, avant toute réflexion, nous font dire après la projection: « le cinéma, c’est ça ». C’est une sympathique coïncidence qu’il soit l’objet du 1000ème message de ce blog car à ma connaissance, on n’a pas vu plus grand film français depuis sa sortie. Cela fait maintenant treize ans.