La colère des dieux (Reginald Barker, 1914)

Au Japon, un marin américain s’entiche d’une fille devant rester vierge…

Le 27 janvier 1914, 15 jours seulement après le début de l’éruption du Sakura-Jima, Thomas Ince inaugurait le tournage de ce mélo exotique inspiré par la catastrophe. Cet opportunisme lui permettait d’articuler l’intrigue intimiste et le drame social à la catastrophe géologique pour donner une portée cosmique à la tragédie. Ce faisant, et nonobstant les conventions du mélo, il démontrait une intelligence aiguë des pouvoirs spécifiques au cinéma.

Dès le premier film qu’il réalise, Reginald Barker fait preuve d’une aisance qui fait de La colère des dieux un jalon notable dans l’élaboration de la grammaire classique. Un découpage sophistiqué contenant gros plans et montage parallèle permet à la narration, certes simple, de souvent se passer de cartons (cartons qui étaient abondants chez Griffith). De par leur ampleur, les prises de vue de la catastrophe reconstituée demeurent très impressionnantes aujourd’hui. Frank Borzage, plein de fraîcheur, et Sessue Hayakawa, dans une composition très artificielle, sont des interprètes impeccables.

Bref, si certaines scories primitives, dont l’exotisme de pacotille, empêchent La colère des dieux d’avoir la force des chefs d’oeuvre ultérieurs de Ince & Barker (L’Italien, Châtiment…), ce film n’en constitue pas moins une belle inauguration de la manière tragique du plus grand producteur américain des années 10.

Yoshiwara (Max Ophuls, 1937)

Rocambolesque histoire d’amour entre un officier français et une geisha à l’époque de la guerre russo-japonaise…Si on pouvait légitimement croire que ce sujet, la déchéance d’une noble ruinée qui devient geisha avant de s’amouracher d’un espion, était idéal pour Max Ophuls, auteur de peintures de courtisanes parmi les plus belles de l’histoire du cinéma, force est de constater que cette intrigue de roman de gare ne l’a guère inspiré.
Le premier souci du spectateur, c’est la reconstitution du quartier de Yoshiwara dans les studios de Joinville-le-Pont. Certes, Von Sternberg a montré que l’on peut réaliser de saisissants tableaux de l’Orient à partir de mises en scènes délibérément artificielles mais Shanghaï Express ou Shanghaï Geisture jouaient sur le mythe, le fantasme incarné plutôt que sur le réalisme pittoresque. Or il y a dans Yoshiwara un côté « la débauche au Japon pour les nuls » qui handicape le film, surtout à son début. Voir André Gabriello, le père d’Henriette dans Une partie de campagne, affublé de la barbichette de circonstance, jouer le tenancier d’une maison de geishas n’aide clairement pas à la suspension d’incrédulité.
Outre cet exotisme de pacotille, le scénario est atrocement conventionnel, brassant toutes sortes de clichés sans jamais donner une quelconque substance à ses deux personnages principaux, la faute à une caractérisation simpliste et à des dialogues d’une consternante niaiserie. Jamais le désir de l’officier n’est évoqué, son amour étant pur comme un fantasme de petite fille. Quant à sa dulcinée, elle est geisha mais elle a eu le bon goût de tenter de se suicider avant la première étreinte avec un client. L’hypocrisie puritaine n’est pas l’apanage des Américains…Que l’on se rappelle de la justesse et de la lucidité qui caractérisent Sans lendemain, le mélo qu’Ophuls a tourné deux ans après celui-ci. A partir d’une histoire aussi lamentablement écrite, il était difficile pour Max Ophuls de réaliser un bon film (précisons pour ne pas nous complaire dans le culte du génie maudit victime d’incapables qu’Ophuls a participé à l’élaboration du scénario).
Et de fait, la mise en scène est assez commune, bénéficiant simplement d’une photographie soignée d’Eugène Shüfftan, d’une poignée de plans joliment composés, de quelques travellings échevelés (il y en a moins que d’habitude, ils sont ici pour filmer l’action) et de trucages à base de transparences tout juste bons à épater le bourgeois d’alors. Il faut dire qu’une fois n’est pas coutume, Ophuls n’est guère aidé par ses comédiens. Le jeu solennel de Pierre-Richard Willm ne contribue pas à insuffler la chair qui manque cruellement à son personnage. Quant à Michiko Tanaka, elle est simplement inexistante, ce qui pour une héroïne d’Ophuls est gravissime, vous en conviendrez.

Forfaiture (The cheat, Cecil B. De Mille, 1915)

Un des films les plus célèbres de l’histoire du cinéma qui frappe encore par la maîtrise, l’aboutissement de sa mise en scène. La narration est exemplaire, tout est raconté par les images, très peu de cartons viennent altérer la fluidité du film. Selon certains historiens du cinéma, c’est la première fois que les éclairages sont stylisés en fonction de la dramaturgie, ajoutant une teneur mystérieuse à un récit simple mais brassant toutes sortes de fantasmes: exotisme oriental, domination, sadisme, manipulation féminine…Nulle visée idéologique dans ce film utilisant toutes sortes d’archétypes négatifs, de l’Asiatique sadique à la femme sournoise, mais l’exploitation sans vergogne de figures qui hantent l’imaginaire collectif pour montrer les différentes perversions de l’âme humaine. Ajoutons pour les bonnes âmes qui ont tôt fait de s’offusquer que le quasi-lynchage final montre que l’industriel asiatique n’est pas complètement diabolisé par le récit et que la tricherie du titre est en fait celle de la femme américaine. Forfaiture n’est donc pas plus raciste que misogyne. Forfaiture est un séduisant cauchemar. De Mille avait compris en 1915 que le cinéma est l’art de la fascination.