Les travailleurs de la mer (André Antoine et Léonard Antoine, 1918)

Pour la main de la fille de l’armateur, un pêcheur solitaire s’en va renflouer une épave échouée dans un écueil.

Les images, qu’elles soient de criques, de pitons rocheux, de quais, de travail menuisier, ou de maisons portuaires sont superbes. Parce que Romuald Joubé est filmé comme un personnage de péplum méditerranéen, j’ai songé à Hercule à la conquête de l’Atlantide. Héroïque, réaliste et tragique, Les travailleurs de la mer selon Antoine est un joyau du film d’aventures.

Marion Delorme (Henry Krauss, 1918)

En 1636, la courtisane Marion Delorme essaie de faire libérer deux prétendants qui se sont battus pour elle donc qui sont condamnés à mort en vertu de l’ordonnance de Richelieu contre les duels.

De ce matériau impossible à transformer en film muet potable qu’est un drame romantique de Victor Hugo, Henry Krauss parvient à sauver quelques meubles grâce à de réelles qualités de mise en scène cinématographique. A commencer par la théâtreuse quadragénaire Nelly Cormon dans le rôle éponyme, les acteurs à côté de la plaque empêchent clairement le récit d’être pris au sérieux mais, au milieu d’une majorité de plans qui semblent avoir été tournés dix ans auparavant pour le Film d’Art, plusieurs images confirment les qualités d’appréhension du décor, naturel ou non, révélées par Le chemineau. De plus, je ne sais si Marion Delorme a été tourné dans les châteaux de la Loire (l’action se déroule à Blois, Chambord…) mais si tel ne fut pas le cas, c’est avec soin que leurs pièces furent reconstituées pour les besoins du film. Bref, c’est pas si nul.

Les misérables (Riccardo Freda, 1948)

Tout le monde connaît l’histoire.

C’est inégal. A certains moments (la fuite du bagne, le regard de Fantine sur la place, la poupée de Cosette…), l’accord entre la dynamique caméra de Freda, le décor et les acteurs cristallise le sens de la scène avec une concision qui frôle la grâce. De plus, Hans Hinrich est un excellent Javert, faisant ressentir tout le drame du policier n’existant que par son devoir. Malheureusement, le budget restreint altère la qualité des séquences d’émeute de la dernière partie et, lorsqu’il s’agit d’incarner le monstre d’expérience et d’amour qu’est le vieux Valjean, Gino Cervi n’a pas le charisme nécessaire (contrairement par exemple à Harry Baur). D’où que, globalement, plus le film avance moins il passionne son spectateur; la fin mélodramatique insupporte carrément tant elle s’éternise alors que le récit souffre par ailleurs de gros raccourcis.

Les misérables (Henri Fescourt, 1925)

Jean Valjean, ancien forçat se repend en recueillant Cosette…

Illustration du roman de Hugo pas franchement nulle mais fort ennuyante de par son académisme. Sur les 6 heures 20 de projection, il y a bien deux ou trois scènes réussies (l’image saisissante de Waterloo, la fuite dans les égouts) mais les adaptateurs n’ont eu aucune intelligence de la narration cinématographique et du rythme qu’elle impose. Les quatre épisodes n’ont guère d’unité dramatique et, très souvent, les images redondent entre elles. Exemple: il se passe cinquante minutes avant que Jean Valjean ne quitte la maison de l’évêque avec les chandeliers. Ce qui, dans les autres adaptations, constitue une exposition traitée en un quart d’heure est ici d’une lourdeur atroce du fait que la situation de Jean Valjean rejeté par les aubergistes est délayée à coups de scènes parfaitement répétitives. Quant à la mise en scène, si elle dispose de moyens importants, elle n’est guère plus imaginative et variée que l’écriture.

Quatre-vingt-treize (Albert Capellani, 1920)

Pendant les guerres de Vendée, un jeune noble et son oncle sont engagés dans des camps ennemis…

Quoiqu’en disent ses thuriféraires qui prolifèrent depuis trois ou quatre ans dans les cénacles les plus pointus de la cinéphilie, il y a peut-être une bonne raison au fait qu’Albert Capellani ait été si longtemps oublié: son travail relevait essentiellement du « film d’art ». S’il a considérablement fait avancer le cinéma (développement du format long-métrage par exemple), le film d’art a, de par son principe même, très rapidement vieilli. Il s’agissait à l’époque où le cinéma quittait les fêtes foraines pour s’installer sur les grands boulevards d’attirer un public bourgeois grâce à un maximum de signes extérieurs de grande culture. Ainsi, Albert Capellani fut chargé par Charles Pathé d’adapter les classiques de notre littérature. Les oeuvres les plus fameuses de Zola et Hugo furent alors réduites à de schématiques successions de tableaux, rendant éclatante l’infirmité du cinéma, encore enfant, vis-à-vis du pouvoir d’évocation des chefs d’oeuvre romanesques.

La substance profonde de Quatre-vingt-treize -à savoir le conflit entre deux idées de la France tragiquement incarné en trois personnes d’une même famille- a donc disparu dans cette adaptation. Mais quoi? Le film a été tourné en 1914 (interdit pendant la Grande guerre parce qu’il montrait une guerre civile, il n’est sorti qu’en 1920) et il serait injuste de se borner à lui reprocher de ne pas restituer la profondeur politique et philosophique de l’ultime roman de Victor Hugo. Il faut donc essayer de juger le film par rapport à ce qu’il propose en terme de narration et de dramaturgie. Mais même de ce strict point de vue, la comparaison avec le livre lui fait mal.
Regardons par exemple la séquence du canon déchaîné. L’affaire est expédiée avec un enchaînement de quatre plans larges platement illustratifs. Je défie quiconque d’y ressentir un dixième de l’émotion dispensée par le grandiose chapitre de Victor Hugo. On peut faire le même reproche à la séquence qui suit, celle où le marquis de Lantenac fait s’agenouiller devant lui un homme qui voulait le tuer. Ici, Hugo poussait à son paroxysme l’art du climax dramatique puis, en gagnant son lecteur avec un prodigieux déferlement verbal (dont plusieurs passages sont d’ailleurs cités dans les cartons de Capellani), lui faisait admettre le plus improbable des retournements de situation. Il va sans dire que dans le film, l’absence de la parole diminue encore l’expressivité d’une scène si magnifique dans le livre.
On a ainsi l’impression que le génie flamboyant et excessif de Hugo, ainsi que sa virtuosité narrative à faire pâlir d’envie n’importe quel scénariste de série américaine, a été proprement énucléé par ses adaptateurs.

Pourtant, Quatre-vingt-treize est un film assez bon. Les adaptateurs, s’ils étaient handicapés par la rusticité de leurs moyens, ne manquaient ni de mérite ni d’inventivité. Il faut replacer leur travail dans son contexte historique pour s’en rendre compte. D’abord, ils n’ont pas abusivement simplifié le conflit entre Gauvain et son oncle alors que n’importe quel scénariste hollywoodien aurait réduit ça à l’opposition entre un gentil et un méchant (que l’on se rappelle la débilité de la représentation de la Révolution française dans la version des Deux orphelines réalisée par Griffith qui n’est pourtant pas le premier tâcheron venu).
Ensuite, ils sont parvenus à maintenir le relatif intérêt du spectateur pendant les presque 3 heures de projection grâce à l’instauration d’un véritable rythme cinématographique. Ainsi, lorsqu’on compare ce film au Germinal tourné un an auparavant par le même Albert Capellani, on constate une nette sophistication du découpage. Si, comme vu auparavant, les morceaux de bravoure restent loin de l’intensité dramatique du roman, la variété des angles de prise de vue montre que les scènes sont désormais moins appréhendées comme des tableaux que comme des espaces à découper. Ce, un an avant la sortie de Naissance d’une nation.
Enfin, et c’est là la touche Capellani, la prééminence des extérieurs par rapport aux décors de studio accentue le réalisme du film et l’éloigne de l’artifice théâtral de la concurrence façon Assassinat du duc de Guise (considéré comme le premier film d’art). Le vent qui souffle dans les feuillages et la lumière écrasante du soleil rendent tangible et naturelle l’action à l’écran. Il y a même plusieurs images à la composition particulièrement inspirée, tel celle du débarquement du marquis avec le Mont St Michel à l’arrière-plan. Le fait que ces fulgurances restent limitées à la durée d’un plan montre cependant que le cinéaste n’imagine pas encore toutes les possibilités offertes par le découpage et le montage en terme de continuité dramatique.

Grâce à des artistes comme Albert Capellani, le cinéma était sorti de sa gangue primitive mais son moule classique n’était pas encore forgé. Aujourd’hui, il est tout à la fois risible et attendrissant de constater le fossé entre la complexité et la puissance dramatique d’un roman comme Quatre-vingt-treize et le rudimentaire langage cinématographique employé par ses adaptateurs. Si les courts-métrages de Griffith datant de la même époque continuent à m’émerveiller sans que j’aie à les analyser en historien du cinéma, c’est peut-être que leur charme simple et pur n’est, lui, pas appelé à vieillir.